Raconter ou peindre ? Les Amours de Psyché
et de Cupidon
de La Fontaine

- Claudine Nédelec
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      Que les vers soient plus adaptés à la description ornée que la prose, c’est La Fontaine qui le dit, au moment de décrire le départ de Vénus vers Cythère (il imite pourtant ici d’assez près le prosateur Apulée) :


Cecy est proprement matière de Poësie : il ne siéroit guère bien à la Prose de décrire une cavalcate de Dieux marins : d’ailleurs je ne pense pas qu’on pust exprimer avec le langage ordinaire ce que la Déesse parut alors.

C’est pourquoy nous dirons en langage rimé,
Que l’Empire flotant en demeura charmé
[…] (p. 70) [17].

 

Pour autant, il ne respecte le plus souvent pas cette distinction. La narration de la descente aux Enfers (où les descriptions sont minimales) est rédigée tantôt en prose, tantôt en vers (pp. 199-206), et certains épisodes en sont même rédigés sous les deux formes. Parfois, le passage de la description à la narration se fait à l’intérieur du développement, qu’il soit en prose, ou qu’il soit versifié, sans vraiment de solution de continuité, comme si le passage de l’un à l’autre était totalement « naturel », sans même qu’il faille y voir là autre chose que le caprice [18] de l’écrivain. Peut-être La Fontaine cherche-t-il là aussi un « juste tempérament » entre narration et description, alliance fort débattue dans l’écriture romanesque. En effet, bien avant la condamnation des descriptions « hors sujet » par Boileau dans l’Art poétique [19], la préface d’Ibrahim (1641) de Georges (et Madeleine ?) de Scudéry posait la question de l’intérêt des descriptions dans le roman par rapport aux aventures, question liée à la diversité des intérêts des lecteurs, soit qu’ils préfèrent les aventures aux descriptions, soit qu’ils ne goûtent que les descriptions de lieux réels et non fictifs [20]. Ainsi, la description du Palais de l’Amour, qui commence en prose (p. 81), se continue en alexandrins, sans que rien ne semble le « justifier », et le « récit » reprend à l’intérieur même de celle-ci :

On y voyoit sur tout Helène au cœur léger
Qui causa tant de maux pour un Prince berger.
Psiché dans le milieu void aussi sa statuë,
De ces Reynes des cœurs pour Reyne reconnuë,
La Belle à cet aspect s’applaudit en secret,
Et n’en peut détacher ses beaux yeux qu’à regret.
Mais on luy montre encor d’autres marques de gloire
[…] (p. 82).

      D’autre part, La Fontaine, imprégné de culture classique, est peut-être déjà sensible, pour s’y opposer, aux critiques des Modernes portant sur les « comparaisons (homériques) à longue queue » et sur la confusion, dans la description du bouclier d’Achille, modèle (qu’ils contestent) de l’ecphrasis, entre description et narration, entre ecphrasis et hypotypose. Ainsi la description du groupe sculpté de la Grotte de Thétis devient-elle récit, avec l’indication du nom des Nymphes qui servent Apollon, et des notations psychologiques : Apollon « n’ayme que Thétis », au désespoir de Climène [21] qui « auprès du Dieu pousse en vain des soûpirs » (p. 65), « rougit parfois, parfois baisse la veüe » (p. 66)… Sentant la transgression, La Fontaine commente :

Rougit, autant que peut rougir une statuë :
Ce sont des mouvemens qu’au défaut du sculpteur
Je veux faire passer dans l’esprit du Lecteur
(p. 66).

Et il continue, imaginant cette fois les songes amoureux d’Apollon. Il rappelle ainsi discrètement les débats entre la littérature et les autres arts dans leur capacité à représenter les passions, qu’il avait évoqués dans Le Songe de Vaux [22]. Inversement, Psyché immobile « parut la plus belle statuë de ces lieux » (p. 83), peut-être souvenir de la mise en scène des Fâcheux, lors de la fameuse fête de Vaux du 17 Août 1661 dont La Fontaine avait fait le récit dans une lettre en prosimètre adressée à son ami Maucroix, secrétaire de Fouquet [23] : Molière (aidé de Paul Pellisson, également secrétaire de Fouquet, et ami de Mlle de Scudéry) avait imaginé que « plusieurs Dryades, accompagnées de Faunes et de Satyres, sortent des arbres et des termes » encadrant la scène en plein air, afin de remplacer les comédiens empêchés de jouer et de devenir « Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs » [24].
      Tout cela renvoie au fait que raconter ne va pas sans peindre (sculpter), et que peindre ne va pas sans raconter : le genre pictural le plus élevé n’est-il pas la « peinture d’histoire », c’est-à-dire la peinture qui raconte une histoire ? Ce qui est donné à admirer à Psyché, ce sont bien des peintures d’histoire, et même de son histoire. Mais la peinture a aussi pour ambition de « peindre les passions », et La Fontaine admirait Le Brun, grand théoricien et praticien en ce domaine [25]… Malgré tout, dans le fragment du Songe de Vaux représentant un paragone des arts, c’est Calliopée (la « bien disante », la Poésie) qui l’emporte, car elle « […] imite tout par [son] sçavoir suprême » : « Je peins quand il me plaît la Peinture elle-mesme » [26].
      Mais cela renvoie aussi à une esthétique pleinement baroque de la transgression des frontières « naturelles » entre l’animé et l’inanimé, l’humain/l’animal/le végétal/le minéral [27], et de la métamorphose, comme en témoigne l’intérêt porté au projet de la fontaine de Latone, représentant la punition des paysans de Lycie, qui, ayant refusé d’aider la mère d’Apollon et de Diane, sont par elle transformés en grenouilles (p. 130) [28].

 

Nature et culture

 

      Et pourtant, il faut imiter la Nature, ne pas la quitter d’un pas, dit La Fontaine dans l’éloge de Molière inséré dans la lettre à Maucroix [29]. L’éloge devrait paraître paradoxal, s’agissant de la première comédie-ballet de Molière, Les Fâcheux, elle-même précédée de la mise en scène fort peu « vraisemblable » que nous avons décrite… Mais « il faut poser pour une règle générale que l’Art embellit la Nature » [30].
      On comprend que La Fontaine ait goûté le Molière des Fâcheux, car il répond exactement à l’esthétique qu’il défend, huit ans plus tard, et nonobstant la colère inextinguible de Louis XIV contre Fouquet. Imiter la nature, ce n’est pas la reproduire telle quelle : c’est en donner une version qui en accentue les beautés et les charmes. Ainsi, ni la grotte du jardin du Palais où Psyché et Cupidon vivent quelques beaux moments d’amour, au bassin « taillé par les seules mains de la nature » (p. 88), ni la grotte sauvage où Psyché devenue beauté more reconquiert l’amour de Cupidon, ne méritent vraiment description : seule a cet honneur la Grotte de Thétis – pure création des arts, et qui n’a de grotte que le nom !
      Il arrive pourtant à La Fontaine de rêver, semble-t-il, à une sorte de lieu naturel idéal. C’est la fonction que remplit ce qu’on pourrait appeler la Bergerie de la seconde partie, qui n’a pas eu « d’autre architecte que la nature » (p. 145), et qui donne l’occasion de vanter la vie dans la solitude et selon la nature, vie la plus sage qui soit. Mais notons deux choses, qui tempèrent cette utopie. D’abord, cette sagesse ne vaut guère pour les jeunes filles, qui non seulement rêvent, mais ont besoin d’autre chose – et notamment de lire des romans, pour faire leur éducation amoureuse. Ensuite, en ce qui nous occupe, ce n’est pas la nature qui offre ici ses modèles aux architectures et ornements du monde civilisé, c’est plutôt l’inverse : jardins, cours et avant-cours, avenues, degrés et perrons qui « tiennent un peu du Toscan » [31] (p. 145) ; « ouvrages de jonc et d’écorce [qui] tenaient lieu de tapisserie » (p. 147). La Fontaine ajoute :

 

Une chose m’embarasse, c’est de vous dépeindre cette porte servant aussi de fenestre, et semblable à celle de nos balcons, en sorte que le champestre soit conservé. Je n’ay jamais pû sçavoir comment cela estoit fait (p. 147).

 

On se croirait déjà au Petit Trianon. Comment mieux dire que cette nature-là n’est qu’imitation de la nature ?

 

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[17] Les passages versifiés sont en italique, conformément à un usage assez courant dans l’édition de poésie au XVIIe siècle.
[18] J’emploie à dessein ce terme, en référence avec la poétique de Saint-Amant : La Fontaine goûtait la poésie de la génération « Louis XIII ».
[19] Boileau, Art poétique [1674], chant I, v. 49-60.
[20] Voir La Promenade de Versailles, éd. cit., pp. 12-13 et 16 ; pp. 64-65.
[21] Personnage éponyme d’une « comédie » (en fait un dialogue) de La Fontaine, publiée dans la Troisième partie des Contes (1671), débat galant sur le Parnasse entre Apollon, les Muses et Acante, au sujet des diverses formes de la poésie amoureuse.
[22] Ed. cit., II, pp. 73-122.
[23] La Fontaine, Œuvres complètes, éd. cit., pp. 22-24.
[24] Molière, Œuvres complètes, P.-A. Touchard éd., Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1962, p. 162. Ici, c’est la prose, comme « indication scénique », qui est en italique.
[25] Voir Le Songe de Vaux, éd. cit., V, pp. 155-173.
[26] Ibid., II, p. 108.
[27] Telle qu’on la retrouve dans « la grotesque » à l’italienne.
[28] Ovide, Les Métamorphoses, livre VI.
[29] La Fontaine, Œuvres complètes, éd. cit., p. 24.
[30] La Promenade de Versailles, éd. cit., p. 65.
[31] C’est le plus simple et le plus « rustique » des ordres de colonnes ; mais c’est un ordre tout de même…