Raconter ou peindre ? Les Amours de Psyché
et de Cupidon
de La Fontaine

- Claudine Nédelec
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résumé
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      Que le « génie » de La Fontaine, au sens où il pouvait l’entendre lui-même [1], soit particulièrement visuel et porté à penser ensemble littérature et « beaux-arts », n’a longtemps pas été assez souligné par une critique qui, privilégiant le moraliste, considérait la littérature comme texte plus significatif qu’esthétique, et l’analysait absolument, en la séparant des autres arts de représentation, en fonction de la prétendue interdiction classique du mélange des genres, dont bien des exemples prouvent au contraire la réalité dans les pratiques. Comment pourtant a-t-on pu oublier qu’éditer les Fables sans les gravures de François Chauveau qui les « illustraient » [2], c’est en quelque sorte trahir leur projet esthétique, jouant de la subtilité des rapports entre les différents systèmes de représentation ? Peut-être parce qu’elles atteignent malgré tout leur objectif sans elles, la référence aux images étant absente de leur texte.
      Il n’en est pas du tout de même dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, où le « voir » est au premier plan, d’abord dans le contenu narratif : selon la préface de La Fontaine, le lecteur est « en attente de sçavoir si elle verra cet époux, par quels moyens elle le verra, et quelles seront les agitations de son âme après qu’elle l’aura veu » (p. 56). Mais aussi de façon bien plus globale, comme si l’interdit du voir, et la condamnation de la curiosité qui pousse l’héroïne à chercher à voir, qui sont au centre de son bonheur et de son malheur, étaient contredits, ou rééquilibrés, par une célébration du voir et des « choses curieuses », des artificalia des galeries et des cabinets de curiosités, dont témoigne également l’importance accordée au topos de la « visite » de bâtiments et de jardins historiques ou imaginaires, et au motif du miroir. Contrairement aux Fables, il n’est donc pas vraiment possible de « lire » ce roman sans prendre conscience qu’un certain nombre de « fabrications figuratives » – réelles et/ou fictives – font intimement partie du projet tant esthétique qu’éthique de La Fontaine : elles sont soit de véritables acteurs de la fiction, soit des ornements – à condition de bien comprendre qu’ici les ornements sont consubstantiels à l’œuvre, et non simples fioritures, et renvoient à une véritable théorisation de leur nature et de leur fonction.
      Rappelons les principales données de ce roman, publié chez Claude Barbin, sans conteste un des plus grands éditeurs de la littérature moderne et galante du temps, en compagnie du « poème » Adonis, que La Fontaine qualifie dans son « Avertissement » à peu près d’idylle héroïque [3]. Roman court, il se présente comme une structure emboîtée : un récit cadre contemporain et vraisemblable, et un récit encadré, relevant ici de la « fable », ce qui signifie à la fois imitation de l’antique et merveilleux (mythologique). En l’occurrence, quatre amis décident de passer quelque loisir à écouter un des leurs, Poliphile, particulièrement sujet à la « maladie du siècle » (p. 60), c’est-à-dire faire des livres, leur raconter à titre d’essai les aventures de Psyché qui lui « avoient semblé fort propres pour estre contées agréablement » (p. 60). Le lieu choisi par les quatre amis pour cette lecture à haute voix est les jardins de Versailles, dont l’un d’eux, Acante, propose d’aller admirer les « nouveaux embellissemens » (p. 60). Et effectivement, la description de La Fontaine rend compte, pour les jardins, d’un programme décoratif tout à fait récent, voire encore en construction, et même en gestation, comme il l’indique nettement dans sa préface : sa description, dit-il, « n’est pas tout à fait conforme à l’estat présent des lieux : je les ay décrits en celuy où dans deux ans on les pourra voir » (p. 57). Ce qui suppose qu’il était bien informé, par des plans et des gravures préparatoires autant que par des conversations et par la lecture de projets rédigés.
      Dans cette même préface, La Fontaine insiste sur le fait que la « matière » lui vient d’Apulée [4], mais qu’il a particulièrement travaillé la « forme », le « caractère » (p. 53), à la recherche d’une prose ornée qui selon lui devait mêler « dans un juste tempérament » (p. 54) à la fois le galant, le merveilleux, l’héroïque, et le plaisant, voire le badin ; notons qu’une des « solutions » adoptées pour ce mélange est l’emploi du prosimètre. Mais il ne mentionne pas le fait que son travail de réécriture est aussi, dans la lignée des divers textes en vers et/ou en prose consacrés à la célébration de Vaux-le-Vicomte, éléments d’un naufrage auquel La Fontaine ne se résout pas, et qu’il édite dans divers recueils (ils sont désormais réunis sous le titre du Songe de Vaux [5]), à la fois une tentative d’interpénétration de la littérature et des arts visuels (au sens large : peinture, sculpture, tapisseries, art des jardins…) et un essai métatextuel qui leur définit des fonctions et une esthétique communes.

 

Fabrications réelles et fabrications de fiction

 

Versailles et le palais de Cupidon

 

      Avant de trouver le locus amœnus propre à la lecture, les quatre amis visitent rapidement la Ménagerie et l’Orangerie (p. 61), puis, après s’être restaurés, la Chambre et le cabinet du Roi, ornés d’un « tissu de la Chine plein de figures » (p. 63) ; ensuite ils sortent du château pour se rendre dans la Grotte de Thétis, en réalité bâtiment de forme géométrique, et totalement artificiel, édifié en 1664-1665, dont l’ombre et le frais serviront d’ambiance favorable à la lecture de la première partie de l’histoire de Psyché. Plus tard, une pause volontaire dans la narration donne lieu d’abord à un débat esthétique (quel effet pathétique faut-il privilégier : le comique ou le tragique ?), puis à une nouvelle promenade, car Acante « meurt d’envie de [leur] faire remarquer les merveilles de ce jardin » (p. 129) : suit une longue description en alexandrins du paysage qui s’étend de la façade Ouest du château jusqu’au Grand Canal, du Bassin de Latone au Bassin d’Apollon, avant que les quatre amis n’aillent s’installer, pour la seconde partie de l’histoire, dans « le Salon et la galerie qui sont demeurez debout après la Fête qui a esté tant vantée » (p. 132), c’est-à-dire probablement ceux construits par Le Vau « à l’occasion de la fête donnée le 18 juillet 1668, pour célébrer la paix d’Aix-la-Chapelle » (p. 244) [6]. À la fin de la récitation, les quatre amis pourront admirer le coucher du soleil.
      Or ce décor réel est en quelque sorte redoublé et complété par le décor « analogique » du palais de Cupidon, où se déroule l’essentiel de la première partie de l’histoire de Psyché. Elle aussi en effet passe beaucoup de temps à visiter un Palais qui est pour le lecteur à la fois le complément et le reflet (à peine idéalisé) de la description de Versailles, avec quelques thèmes récurrents (dans les jardins, jets d’eaux et fontaines, statues au milieu des bocages) et quelques éléments nouveaux : galeries de tableaux et de sculptures (p. 82) ; dans les chambres, balustres d’or, tables de pierreries et vases singuliers (p. 83) ; omniprésence des miroirs [7] et des tapisseries décoratives (pp. 83-85 ; p. 93). Et n’oublions pas l’évocation des spectacles et divertissements de Cour : comédies, ballets, théâtre à machines, tournois, jeux et spectacles aquatiques (pp. 93-94 ; pp. 104-105).

 

>suite

[1] « Talent inné, disposition naturelle à certaines choses » selon le Dictionnaire de Furetière, qui cite justement cette phrase d’un des quatre amis des Amours de Psyché, Ariste : « il est bon de s’accommoder à son sujet ; mais il est encore meilleur de s’accommoder à son génie » (Les Amours de Psiché et de Cupidon, Paris, C. Barbin, 1669 ; édition de référence : Les Amours de Psyché et de Cupidon, M. Jeanneret et S. Schoettke éds, Paris, Le Livre de Poche classique, 1991, p. 118).
[2] Selon plusieurs témoignages, Fr. Chauveau était un graveur particulièrement soucieux de la cohérence entre ses gravures et le texte qu’elles devaient illustrer, jouant des diverses formes de rapports possibles ; voir mon article « Dassoucy et ses "figures burlesques" », dans Avez-vous lu Dassoucy ? (actes du colloque international du CERHAC, Université de Clermont-Ferrand, 25-26 juin 2004), D. Bertrand éd., Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, pp. 93-125.
[3] La Fontaine, Adonis,dans Œuvres complètes, P. Clarac et J. Marmier éds, Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1965, p. 362.
[4] Apulée (IIe siècle ap. J.-C.), L’Âne d’or ou les métamorphoses. Outre le texte latin, La Fontaine a pu utiliser la traduction de Jean de Montlyard (1602), plusieurs fois rééditée.
[5] La Fontaine, Le Songe de Vaux, E. Titcomb éd., Genève/ Paris, Droz/ Minard, 1967.
[6] Il y eut plusieurs relations de ce Grand divertissement royal de Versailles, où Molière créa George Dandin ; citons celle d’André Félibien, Relation de la fête de Versailles du dix-huitième juillet mil six cent soixante-huit, Paris, P. Le Petit, 1668. Mais surtout Madeleine de Scudéry en insère une dans sa Promenade de Versailles (voir M.-G. Lallemand éd., Paris, Champion, 2002, pp. 247-258), « lue » dans les lieux mêmes de la fête, et habilement intégrée à la donnée narrative. Or cette Promenade fut publiée à peine trois mois après Les Amours de Psyché, chez le même libraire, et M. de Scudéry imagine elle aussi une promenade à Versailles où s’insère une « histoire » galante, contemporaine celle-là.
[7] Même si les miroirs, objets de luxe, se répandent, et les jeux de réflexion qu’ils permettent d’un point de vue décoratif, rappelons que la Galerie des glaces ne fut mise en place qu’en 1678. Et le nom de psyché donné à une forme de miroir permettant de se voir en pied ne date que du début du XIXe siècle.