Le choc des images artefactuelles
dans le récit cinématographique

- Jessie Martin
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      Finalement comme pour Kill Bill l’artefactualité nous rappelle à quel point la conscience est indispensable à la portée signifiante de l’image. Le fait que ces images-là aient toujours été visibles, mais qu’elles n’existent, qu’elles ne prennent sens par leur présence, finalement, c’est-à-dire au terme de la remémoration, semblent signaler cette nécessité de réinscrire la trace, l’indice ou encore la preuve dans une expérience individuelle, s’originerait-elle dans un événement collectif. Ces images ne sont celles de personne, pas même celles du caméraman qui les aura prises, d’aucune pensée imageante, pas même celle d’Ari. Elles sont données ici comme n’existant que par la conjonction d’un réel advenu et témoigné et d’une mémoire réactivée. Elles n’acquièrent une forme de réel qu’inscrites dans une expérience. Ce réel dont elle témoigne, c’est celui auquel Ari a appartenu, une réalité qu’il n’arrivait pas à saisir et qui est venue le frapper et le provoquer dans ses rêves. Leur précarité d’images tient non à leur possible disparition/dissolution mais à ce qu’elles sont déterminées par la conscience qui les appréhende. Si témoignage il y a dans ces images artefactuelles de télévision, il ne fonctionne pas tant dans ce film comme preuve d’un réel advenu mais comme dispositif d’investigation mémorielle et de confrontation de l’individu à des images collectives auxquelles il attribuera non une valeur de vérité mais une réalité.
      Dans Princesse et Valse avec Bachir, l’image artefactuelle manifeste une réalité survivante – le photofilmique impose l’idée d’empreinte de la réalité – mais qui reste passive tant qu’elle n’est pas réactivée dans une conscience, n’ayant de sens qu’amorcée dans un récit. Elle révèle alors le lien indéfectible et nécessaire entre une pensée imageante qui va faire surgir la trace mnésique en la heurtant et une pensée discursive pour reconstruire la réalité.
      Seulement la réalité en question n’est pas la même dans les deux films. Le premier est un film de fiction qui vient chercher dans la valeur indicielle de l’image un effet de réel du monde actuel, c’est-à-dire spectatoriel. Le second traite d’un événement réel qu’il s’agit alors de réinscrire dans une appréhension de la réalité du monde actuel que l’animation aura mise à distance. Peu importe donc que les films soient des fictions, des documentaires, autant qu’il est finalement indifférent que les événements rapportés aient été inventés pour la fiction ou qu’ils furent réels. Il s’agira de ne pas distinguer Réalité et Fiction mais bien de comprendre qu’il y a dans l’un réalité du monde fictionnel ou réalité diégétique et dans l’autre réalité du monde actuel. Les deux cas procèdent de cette idée qu’une trace du réel, soit-il actuel ou fictif, invite à considérer les images en rapport à une mémoire que l’on tachera de ne pas confondre avec le souvenir.
      Dans Kill Bill, c’était l’exact inverse : ce qui survit de cette histoire antérieure du personnage O-Ren Ishii, c’est un récit légendaire, mythique, c’est-à-dire une réalité reconstruite, reproduite car relue à l’aune du présent du personnage, sa violence sans merci, une interprétation du passé par le présent, une fiction de réalité.

 

Fonction de l’image artefactuelle

 

      L’image artefactuelle a donc une fonction cognitive. Elle ne vient pas illustrer le récit sauf à considérer le sens premier, étymologique illustrare, qui signifie éclairer. À ce titre, l’illustration est moins une redite dans un système sémiotique ou dans un régime pictural différent, qu’un commentaire, une élucidation. Hubert Damisch rappelle que illustratio désignait les « explications et exemples dialectiques destinés à accompagner un texte longtemps avant que d’en venir à désigner les images qui en étaient regardées comme l’ornement, et qui concouraient (…) à son prestige, à son "illustration" » [15]. Elle vient en discuter le rapport topique au réel. Dans un sens positif, elle renforce l’effet de réel de la diégèse, dans un sens négatif, elle mythifie la réalité diégétique. Mais chaque fois, elle impose une réflexion sur la manière dont l’événement passé resurgit dans le présent.
      Comme le récit parlé, elle renseigne sur le réel mais par un mode de réalité divergent qui nécessite une traduction. L’image doit être lue et déchiffrée par un discours extérieur qui crée une signification seconde, une épaisseur. Ici, il s’agira d’une réflexion critique sur les natures d’images, là ce sera le commentaire d’un réalisateur sur son film.
      En tout état de cause, quelle que soit leur nature (photographique, animée), les images artefactuelles produisent un choc du récit et dans le récit – qui n’est pas sans rappeler celui de la violence qu’elles véhiculent – à défaut de seulement la figurer. Ce choc résulte à la fois de ce qu’elles interrompent un flux, un continuum tout en le ramifiant (la parenthèse de Kill Bill), en le ponctuant (les scansions de Princesse), ou en l’achevant (le point final de Valse avec Bachir) et de ce qu’elles imposent leur ontologie dans un mode représentatif – celui du procès de fictionnalisation – qui avait jusqu’à elles tendance à l’occulter. L’artefactualité ostensible de l’image de cinéma appartient au domaine du visuel tel que le définit G. Didi-Huberman par frottement avec le visible. Le visuel n’est pas visible « au sens d’un objet exhibé ou détouré ; mais il n’est pas invisible non plus, puisqu’il impressionne notre œil, et fait même bien plus que cela » [16]. Comme lui, l’image artefactuelle s’impose par sa puissance effective, le heurt qu’elle produit, avant même qu’on identifie ce qu’elle représente. Sa valeur signifiante procède alors de ce qu’elle arrache au visible cela même qu’elle qualifie. L’image n’est plus un médium mais un accès.
      Dans les trois films en question, elles donnent accès au réel en tant qu’il définit la réalité actuelle des individus pris dans le cours du récit.

 

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[15] H. Damisch, « La peinture prise au mot », préface de l’ouvrage de Meyer Schapiro, Les mots et les choses, Paris, Macula, 2000, p. 7.
[16] G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 25.