Le choc des images artefactuelles
dans le récit cinématographique
- Jessie Martin
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Là encore, la scénographie nous engage dans une voie interprétative. Le porno n’est pas seulement simulé, il est défictionnalisé (alors que l’on sait qu’il s’agit bien d’une fiction de pornographie, un simulacre). Par sa singularité, et sa valeur artefactuelle, il se donne comme réel, il est alors acté, quand bien même nous n’en verrions pas ce qui le détermine comme tel (les sexes conjoints) puisque la mise en scène court-circuite le procès scopique par une mise hors-champ. L’efficace de la pornographie provient d’ordinaire de ce que le spectateur ne doute pas que ce qu’il voit est réel, et d’ailleurs pour qu’il y croie, le processus fictionnel de l’image mouvement ne peut suffire, il faut qu’il voie. Le récit en images animées comporte lui aussi des scènes pornographiques dont l’impact est instantanément atténué par l’archè de l’image animée (ce n’est pas une trace, une empreinte de la réalité mais un dessin). Elles s’apparentent bien plutôt à une fiction d’acte sexuel – par le caractère dessiné et par la dissimulation des parties anatomiques. Mais leur présence interroge forcément les images en prises de vues réelles. Si elles n’ont pas le monopole de la représentation pornographique c’est bien qu’il leur est attribué une autre fonction. Il en sera donc de même pour les autres occurrences du photofilmique et des scènes qu’il donne à voir, toutes des scènes violentes. Ce que la nature artefactuelle de l’image produit, n’est donc pas tant un surcroît de réalisme qu’un fléchissement du fictif. C’est la mise en place d’une force d’impact de l’obscène sans les éléments déterminants (visibilité absolue de l’action en train de se produire).
Pour mieux comprendre l’enjeu constitué par ces images artefactuelles, il faut en revenir à leur articulation dans le récit, aussi bien qu’à leur rattachement. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’images visualisées à partir des archives vidéo d’August. Mais plus important, si toutes ces images ont pour principal référent la jeune Christina, elles attestent cependant toutes de la présence d’August dans ce monde référentiel. Chaque fois, August était présent, soit qu’il tenait la caméra, soit qu’il assistait à ce qui était filmé. Seulement, il n’apparaît jamais à l’image, seuls sa voix et ses échanges avec Christina nous convainquent qu’il était là. Qu’est-ce à dire alors de ces deux faits, la présence d’August à chacun de ces moments violents et leur persistance sous forme d’images ? Les images artefactuelles fonctionnent comme traces par leur forme empreintée – j’emprunte cet adjectif à Barbara Le Maitre [12] –, mnésiques du fait de leur appartenance à ce passé réinstitué par la conscience d’August. Elles sont à la fois ce qui a marqué la mémoire de ce dernier et qui le poursuit, l’obsède ne parvenant pas à s’effacer, et ce qui vient régulièrement justifier la violence de sa vengeance par la voie de la culpabilité. Traces mnésiques donc, et à travers elles, l’idée que la mémoire fonctionne finalement comme la bande magnétique des cassettes vidéo qui sans procès de lecture n’est qu’une banque de données. Elle contient des images que seule l’expérience parvient à réactiver, à faire reparaître sur un mode différencié, ici l’artefact, qui en montre le décrochage par rapport à la réalité. Le choc visuel provoqué reproduit la violence avec laquelle le réel vient frapper de plein fouet le personnage qui progressivement met bout à bout les éléments disparates de la vie de sa sœur éclairant sa déchéance.
Valse avec Bachir reprend en quelque sorte cette conception de la mémoire comme archive pour en questionner l’usage dans le cadre de l’oubli et de la remémoration d’un événement collectif, le massacre de Sabra et Chatila. Le film d’Ari Folman mêle trois régimes d’images et élabore un lien discursif par le biais du récit entre l’existence d’images d’archives photofilmiques de l’après-massacre que nous avons tous pu voir et la capacité imageante de l’homme à produire deux sortes d’images, des images psychiques d’événements qui n’ont en réalité pas eu lieu, des images fictives et artefactuelles d’événements advenus, vécus ou rapportés. Le film est réalisé en animation mais il s’achève sur une séquence en images d’archives photofilmiques – le générique nous apprend qu’elles proviennent du fond de la BBC Worldwide – au grain manifestant son origine vidéo (caméra de reportage télévisé). Dans cette rencontre violente entre images animées et images en prise de vues réelles se constituent toute la puissance du film et sa capacité à penser l’image dans son rapport au réel et à la mémoire et au souvenir flottant et lacunaire.
Cette fin semble vouloir attester l’impuissance de l’image animée non tant à rendre l’horreur du massacre qu’à le donner pour réel, c’est-à-dire à le réinscrire dans une mémoire collective. Pour le comprendre, il faut voir précisément comment ces images s’insèrent dans le film, comment elles raccordent avec les images animées qui les précèdent et fondent la presque totalité du récit filmique. Ari, jeune soldat Israélien témoin du massacre, est en poste à la limite du périmètre du camp de réfugiés de Sabra et Chatila. Avant d’arriver à lui nous avons suivi la caméra se faufilant avec fluidité entre les femmes éplorées qui s’avancent vers lui. Les ayant dépassées, la caméra vient s’arrêter sur Ari en plan rapproché, face à la caméra, le regard d’abord fuyant puis droit vers l’objectif, vers le contre-champ invisible désormais : les femmes affligées en procession. C’est alors que les images en prises de vues réelles se substituent, raccordées avec ce regard-caméra montrant en premier lieu une femme en pleurs de face, contre-champ de ce regard-là, qui voit (figs. 7 et 8). Le lien entre ces images et le regard d’Ari en 1982, alors que le massacre a eu lieu, donne toutes leurs significations aux images. Elles ne sont pas des réminiscences, ce qu’Ari quarantenaire tente de retrouver dans ce film, elles sont les images mémorielles, celles qu’il a fallu aller chercher, dont l’accès avait été un temps bloqué. Et en même temps, nous les reconnaissons comme des images médiatiques, journalistiques, donc accessibles et visibles.
Les images de Valse avec Bachir, pour artefactuelles qu’elles soient, n’en sont pas moins des images « nues » au sens que leur donnent Rancière, vouées au seul témoignage. Et l’on pourrait reprendre le propos du philosophe sur les images des camps et les appliquer sans modification ici. Les images du massacre de Sabra et Chatila « témoignent non seulement des corps suppliciés qu’ils nous montrent mais aussi de ce qu’ils ne montrent pas : les corps disparus, bien sûr, mais surtout le processus même de l’anéantissement » [13], ce processus même que Folman avait oublié et dont il ne savait plus quelle part il y avait pris. Mais elles existent dans un récit plus vaste qui les englobent et du même coup les orientent. Elles témoignent de ce que tout le film en animation a essayé de reconstituer mais qui n’existe encore que comme mémoire, au sens où celle-ci n’est pas une réminiscence, mais une « archive visuelle propre au corps » [14] et de ce qui n’arrive pas à reparaître. Nous ne pouvons donc pas voir dans ces images la résolution de la quête de Folman, chercher à se remémorer cet instant. Ces images-là aussi visibles soient-elles – nous les voyons à présent, et nous avons toujours pu les voir – sont données dans leur altérité à la réalité diégétique de celui qui les cherchent, cette réalité naturalisée en animation. Elles ne peuvent être de l’ordre du souvenir puisque c’est Folman le jeune qui en fait l’expérience ou du moins c’est sous l’autorité de son regard qu’elles nous sont données à voir. Si Ari retrouve la mémoire, c’est parce qu’il résout l’énigme des images, le lien entre leurs différents types (fantasme, cauchemar, souvenir, archive) et le réel qui a fondé sa réalité.