Mise en image et mise en mots dans Je n’ai
jamais appris à écrire ou Les incipit
d’Aragon

- Mireille Hilsum
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 6. L. Aragon, Les incipit, pp. 210-211, avec un
tableau de Jacob Isaac Swanenburgh (L’Enfer)

Fig. 7. L. Aragon, Les Incipit, p. 200

Fig. 8. Aragon, Les Incipit, p. 201

Fig. 9. Aragon, Les Incipit, p. 202

Fig. 10. L. Aragon, Les incipit, Max Ernst, sans titre,
sans date

      Rien ne rappelle cette analyse dans Les incipit : « Nous sommes en 1966, on parle autrement ». Difficile de minorer davantage une campagne de réécriture. Rien ne rappelle l’enjeu esthétique, encore moins politique, d’une révision, encore une fois toute récente : « Le reste de ce qu’on peut tirer de trois textes comparables, je le laisse à d’autres ». S’en tenir à l’incipit chronologique, c’est oblitérer l’abandon du roman. Comme Les Chemins de la liberté, le cycle du Monde réel s’achève avant terme. Aragon projetait d’aller au-delà de mai-juin 1940, au-delà de Dunkerque sur quoi s’achève le roman. Rien ne le rappelle ici, ni dans le texte ni dans l’image. Et pourtant, il existe, dans Les incipit, une image, décalée, voire déplacée, qui me semble confirmer l’hypothèse de la rature d’une relecture (celle des Œuvres croisées) par l’autre (celle des Incipit).
      Dans le roman réécrit pour les Œuvres croisées, Aragon choisit d’interrompre la description de Dunkerque en 1940 pour en donner une image : le texte réécrit glose les difficultés de la recherche et le choix de proposer finalement Le Triomphe de la mort comme « photographie » de Dunkerque [19]. Il existe également dans Les incipit une représentation de l’enfer mais Aragon choisit cette fois L’Enfer de Swanenburg (fig. 6). La reproduction interrompt, sur une double page, comme dans Les Communistes réécrits, un texte qui cependant ne porte pas sur Les Communistes mais sur l’autre grand roman abandonné d’Aragon : La Défense de l’infini. L’Enfer de Swanenburgh en illustre la fin jamais atteinte, « l’enfer » vers lequel les personnages, une centaine, étaient censés s’acheminer, ainsi le précise la légende manuscrite. Nous sommes ainsi revenus à la fin des années trente, avant la rupture avec A.B. Dans les Œuvres croisées, l’image choisie et commentée en toute transgression de l’esthétique réaliste, tirait le roman en avant, pour lui conférer cette modernité esthétique qui lui fait défaut. Au contraire, le choix d’Aragon dans Les incipit ramène, par condensation des deux romans abandonnés, Les Communistes en amont du Monde réel, vers La Défense de l’infini. L’histoire se répète, d’un roman l’autre, de la fin des années trente à la guerre froide, avec laquelle il n’a pourtant plus rien à voir. Les choix iconographiques et typographiques censurent l’ancrage politique et historique des romans du « Monde réel ». Il n’y a ici que l’enfance – de l’homme et de l’art – qui vaille.
      La relecture de l’œuvre dans Les incipit substitue une scène de réception à une autre : celle du Paysan de Paris à celle de la Grange-aux-Belles : véritable scène originaire de la réception et de l’abandon des Communistes dans la postface croisée [20]. Le livre de 1969 invente une axiologie nouvelle qui n’oppose pas seulement versants illustrés et non illustrés de l’œuvre, ce qui ressort de la sphère manuscrite (Le Paysan de Paris) par opposition à l’âge de l’imprimé (Les Communistes) mais également une collection à l’autre : l’iconographie, dans Les Œuvres croisées d’Elsa Triolet et Aragon comme dans la collection des « Sentiers de la création », étant choisie par Aragon lui-même. À la collection centrée sur le « croisement » et l’œuvre réaliste s’oppose le livre décroisé, tourné vers Breton et l’œuvre antérieure à la rupture.

 

Engagement et domaine privé

 

      Revenons à l’époque du Paysan de Paris. Nous l’avons dit, le dispositif de présentation de l’œuvre surréaliste ne comporte pas qu’une seule forme de mise en image. Le récit de la réception est interrompu par une série de paragraphes manuscrits, qui focalisent l’attention du lecteur sur la seule relation Breton/Aragon, dissociée de l’histoire du groupe surréaliste. Ces paragraphes constituent un événement exceptionnel dans l’économie des Incipit [21]. Le premier paragraphe manuscrit amorce une histoire, intime, enchâssée dans le récit de la soirée rue Fontaine :

 

Il faut se souvenir de ce qu’étaient nos rapports presque depuis les premiers jours de notre rencontre : mais le pouvoir sur moi d’André s’était encore accru du fait de la constitution d’un vrai groupe surréaliste, avec de nouveaux venus, plus jeunes que nous, qui cherchaient constamment à prouver leur orthodoxie contre Philippe, Paul ou moi). (fig. 7)

 

La parenthèse, qui n’a pas été ouverte, isole le paragraphe du récit imprimé qui se poursuit (« Ce soir-là, rue Fontaine… ») sans modification notable. Le partage ne sera jamais démenti : l’histoire collective, avec ses nombreux acteurs, appartient à la sphère de l’imprimé, l’histoire intime relève seule de l’écriture manuscrite.
      Mais chez Aragon, l’intime n’exclut pas l’engagement politique. Il lui donne au contraire, comme la suite le montre, une plus grande portée. Le second paragraphe manuscrit  – entre double parenthèse – comporte à son tour un mot souligné :

 

(On juge trop facilement A.B. sur l’extérieur : cet air de chef, et l’aspect majoritaire de son comportement. En fait, il avait de brusques sursauts contre une interprétation automatique de sa pensée, la vérité semblait-il entre nous établie) (fig. 8).

 

Le troisième paragraphe aussi :

 

(A.B. en avait-il conscience ? Il semble m’avoir alors poussé dans cette voie, un réalisme surréaliste. Mais, plus tard, la rupture entre nous m’entraîna à choisir la voie socialiste du réalisme. Je ne m’en dédirai jamais) (fig. 9)

 

« Pouvoir (…) majoritaire (...) socialiste ». Adhésion au parti « majoritaire » (bolchevique en russe) et passage au réalisme « socialiste » se superposent par la vertu du soulignement. L’engagement est ainsi référé à Breton. La chose en soi n’est pas nouvelle. Dans L’Œuvre poétique, Aragon insistera encore sur le rôle de Breton dans sa propre histoire politique. Mais ce qui appartient en propre aux Incipit, c’est d’en faire une affaire intime et de le donner à voir. L’effondrement du rêve soviétique relève également, dans Les incipit, de la mise en image.

 

Le naufrage de l’utopie

 

      Le roman de l’utopie est presque exclusivement composé d’images. De trois images. La première est l’un des incipit visuels du livre. Il s’agit d’un collage de Max Ernst [22] : au premier plan, les élèves, dos tournés au maître et plus encore au lecteur, regardent le ciel où s’élève une montgolfière (fig. 10). Légende manuscrite : « Ce livre, commencé en 1968, année où tout enseignement fut mis en doute, a été achevé en 1969, quand les hommes, pour la première fois, ont marché sur la Lune selon l’enseignement de Cyrano de Bergerac ». Pour manuscrite qu’elle soit, la légende inscrit Les incipit dans l’histoire collective mais qu’y lire ? L’optimisme de la légende ou un optimisme de légende ?

 

>suite
retour<

[19] ORC, tome 26, pp. 248-249 pour la réécriture ; et pour la « photographie » selon les termes d’Aragon alors de Dunkerque par Breughel voir hors-texte, entre les pp. 252 et 253. Voir pour le texte seul : OC, tome 4, pp. 573-575.
[20] Voir B. Leuilliot, OC, tome 3, pp. 1435-1438 et pour une étude exhaustive : C. Grenouillet, Lecteurs et lectures des « Communistes », Besançon, Presses Universitaires franc-comtoises, 2000. Il n’est pas de réception qui ne soit de l’ordre du malentendu (voir M. Hilsum, « L’auteur relecteur », dans Aux marges du livre : préface et postface, Cahier Textuel n°46, établi par Lina Franco, décembre 2004), sauf à être celle d’Elsa Triolet dans les Œuvres croisées et celle de Breton, dans Les incipit.
[21] Au-delà les paragraphes manuscrits sont rares, isolés, sans mots soulignés de la main d’Aragon, ils ne proposent pas si on les lit/lie ensemble une autre histoire que celle racontée dans le texte imprimé.
[22] Le collage n’est pas repris dans la collection de poche, pas plus que le Titus-Carmel par lequel on entre visuellement dans Les incipit ou que La porte-fenêtre de Matisse qui en constitue l’incipit du milieu (voir H. Védrine, Ibid. pp. 397-401).