Mise en image et mise en mots dans Je n’ai
jamais appris à écrire ou Les incipit
d’Aragon

- Mireille Hilsum
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Fig. 3. L. Aragon, Les incipit, pp. 206-207, avec dessin
à la plume de Paul Klee (Pluie, 1953)

Fig. 4. L. Aragon, Les incipit, pp. 232-233, avec dessin
à la plume d’Alberto Giacometti (1965)

Fig. 5. L. Aragon, Les incipit, p. 257, avec un tableau
du Baron François Gérard (Portrait de la marquise
Visconti,
1810)

      Quittons l’enfance. Abordons l’âge surréaliste. Aragon raconte, jouant d’une large palette, la rédaction et la réception par le groupe, du Paysan de Paris. Sous l’objet manifeste du récit s’en cache un autre, qui ne concerne, de manière privative, qu’Aragon et Breton. Il y a ainsi ce que les mots imprimés racontent et ce que la mise en image, sur une double page, dramatise : la réception catastrophique par le groupe, réuni par Breton, rue Fontaine. Mais trois paragraphes manuscrits en interrompent le récit. Apparemment digressifs, ils concernent Breton, la relation particulière qu’entretiennent Breton et Aragon, et comportent chacun un mot souligné.
      Détaillons. Aragon en est à raconter, dans le texte imprimé, la genèse du « Passage de l’Opéra », né à la fois contre soi, contre les critiques et pour « démoraliser mes amis, ceux qui se proclamaient les ennemis irréductibles de tout roman ».

 

[…] je m’astreignais délibérément de changer de manière, et d’écrire précisément ce qui serait à coup sûr intolérable aux yeux de mes juges intimes : c’est-à-dire d’adopter le ton descriptif [9].

 

Aragon lit « Le Passage de l’Opéra » à André Breton, qui lui demande d’en faire, le soir même, la lecture pour tous. La scène est racontée (la consternation, le silence, puis le « déluge des mots indignés ») puis mise en image par un dessin à la plume de Klee, intitulé « Pluie », suivi de deux légendes manuscrites (fig. 3). L’une d’Aragon (« l’orage éclata dans toute sa grandeur mythique [...] ») et l’autre traduite de Klee (« D’abord le brillant éclair / Puis les nuages pleuvant » [10]). Il n’y aura pas d’autre mise en image de la réception originaire des œuvres. Pas une seule image, pour aucun des romans du « Monde réel ». Leur réception qui fut l’un des soucis majeurs du préfacier des Œuvres croisées [11] n’entre pas dans l’iconographie nouvelle.
      Dessin et légendes manuscrites séparent et finalement opposent œuvres surréaliste et réaliste. Pour Les Beaux quartiers, second roman du « Monde réel », Aragon reprendra l’un des dessins que Giacometti lui a donné pour l’édition originale. Mais il le reprend sans légende (fig. 4). On y voit de plus des personnages s’éloigner, tourner le dos à la page de droite où Aragon raconte les circonstances dans lesquelles Giacometti, lui donna ces dessins. Nous sommes en 1937 : « quand il m’en apporta (…) "le paquet", devant partir pour la Suisse, je ne savais pas que c’était une espèce d’adieu. Ces dessins, c’est presque la dernière chose qu’il a dite » [12]. Aucun autre roman du cycle n’est illustré. L’image ne resurgit que pour La Semaine sainte, publiée en 1958. Mais pour « illustrer » La Semaine sainte, ce qu’Aragon donne à voir, en couleur et en belle page, c’est le portrait de la marquise Visconti, par le Baron François Gérard (fig. 5), repris et légendé d’une citation du roman, reproduite donc en caractère d’imprimerie et en italique [13]. Alors que le dessin et l’évocation de la mort de Giacometti assombrissent le plus optimiste des romans du « Monde réel », le portait de la marquise nous ramène en arrière à la fois dans l’histoire de l’art et dans l’iconographie des Incipit qui ignore superbement tout peintre réaliste et privilégie le premier tiers du XXe siècle. Régression esthétique – pour employer le mot de Breton lors de l’affaire Front rouge – et nostalgie de l’enfance ne coïncident pas : c’est l’une des leçons de la seule iconographie, qui « maltraite » les romans de la période réaliste et méconnaît la rupture que représente La Semaine sainte dans l’œuvre romanesque d’Aragon [14].

 

Le domaine des mots ou la relecture sans image

 

      La relecture sans image donne cependant autre chose à voir. Pour Les Communistes, dernier roman du cycle, abandonné en pleine guerre froide, Aragon joue avec la typographie. Dans la postface écrite, deux ans plus tôt, pour la collection des Œuvres croisées, Aragon rendait compte à la fois de l’abandon, dû à l’enthousiasme du public communiste des années cinquante [15], et de la réécriture du roman à la fin des années soixante. A contrario, dans Les incipit, la présentation des Communistes s’ouvre sur un retour à la genèse, à l’incipit chronologique qu’Aragon croit avoir écrit en 1943 [16]. Le choix est certes conforme à la logique du livre, au désir de retrouver les « sentiers de la création ». Mais Aragon gomme du même coup la réécriture du roman en 1967 et ce qu’il en a dit dans la collection croisée. C’est la version de 1949 qui est ici curieusement désignée par l’expression « texte définitif » [17].
      L’auteur des Incipit retrace donc l’histoire de la transformation du Cahier « Jeune France » (décrit, raconté, cité) par quoi ne s’ouvriront plus Les Communistes, édition de 1949. « Deux tomes ont été, à partir de l’incipit initial, écrits en arrière de lui. Et à partir de lui » [18]. L’analyse ne sort pas de la sphère de l’imprimé. Pas de reproduction – à la manière du manuscrit de Quelle âme divine ! – d’un fragment au moins de la « version cahier ». Pas d’interruption manuscrite. Au contraire, Aragon joue sur la diversification des caractères d’imprimerie :

 

[...] voici comment cela se lit, j’emploie les bas de casse pour le texte original, et les petites cap. comme on dit pour les ajoutis de 1949 :
        Thierry de sivry l’avait bien dit à cécile : son frère xavier était sous-lieutenant dans un régiment pas chic du tout, et il s’en tirait en disant : « on cantonne dans le mulcien... » les officiers non plus n’étaient pas précisément du genre chic. Cécile avait pu en juger.
            Il y avait donc là ce lieutenant qui avait vécu aux Indes, le grand blond fatigué, à qui deux rides vers la gueule descendaient des narines et deux petits plis obliques barraient les paupières supérieures. celui qui était entré dans la wisner de cécile avec sa 402. Il s’endormait facilement après le déjeuner...

 

Il détaille l’analyse de ce qui est devenu l’incipit du premier chapitre du tome III, pour n’en venir qu’in fine à la version des Communistes, telle qu’on peut la lire, ré-écrite, dans les tomes 23, 24, 25 et 26 des Œuvres romanesques d’Elsa Triolet et Aragon. Aragon ne résume pas ce qu’il en a dit ni n’en vient à l’incipit réel du roman. Il en reste à celui du tome III :

 

Ici, imaginez-vous, parce que d’autres considérations se sont emparées de l’auteur, voilà que les répétitions du Mulcien ont diminué.

 

Il se contente de noter le passage au présent d’un incipit à l’autre, sans lui donner l’importance qui lui fut accordée dans la postface croisée, ni même signaler que le passage au présent constitue l’un des traits constants de la réécriture de 1966-67. Loin de se borner à l’incipit du Livre III, Aragon, dans la postface de 1967, en avait montré l’ampleur et l’importance à ses yeux : le choix de ce qu’il nomme alors « présent accentué » prétend faire passer Les Communistes d’une écriture omnisciente, héritée du XIXe siècle, à une conception moderne du réalisme.

 

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[9] Ibid., respectivement pp. 50 et 51.
[10] Ibid., respectivement pp. 56 et 57.
[11] Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon (abrégées ORC), Paris, Laffont, 1964-1974, 42 volumes. La publication de première partie de la collection, qui comprend la rédaction de préfaces originales pour les œuvres surréalistes, les romans du « Monde réel » et La Semaine sainte, est achevée quand Aragon entreprend Je n’ai jamais appris à écrire ou Les incipit. Mon hypothèse est que l’illustration des Incipit ne trahit pas seulement le texte des Incipit mais également la relecture proposée dans les Œuvres croisées.
[12] Incipit, Op. cit., p. 83.
[13] Ibid., p. 107.
[14] Voir N. Piégay-Gros, Œuvres romanesques complètes (abrégées OC), sous la direction de Daniel Bougnoux, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 4, pp. 1554-1555. Et M. Hilsum, « La question du seuil dans le paratexte aragonien », dans Histoire/roman. « La Semaine sainte » d’Aragon, Publications de l’Université de Provence, 1988, pp. 293-312.
[15] Voir OC, tome 4, pp. 617-644. Le succès du roman fut, selon Aragon, fondé sur un malentendu. Les lecteurs crurent se reconnaître dans ce roman qui raconte les premiers pas de la résistance communiste en 39. Ils rendirent hommage à la vérité d’un livre, lu comme un document historique qui leur rendait lui-même justice.
[16] En réalité il se trompe, Aragon a ébauché le roman en 1944 : voir Bernard Leuilliot, OC, tome 3, p. 1429.
[17] Les incipit, Op. cit, p. 98.
[18] Ibid., p. 95. L’ensemble des citations concernant Les Communistes renvoie aux pp. 95-101.