Ecrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober
et Les Emigrants de W. G. Sebald

- Marie-Jeanne Zenetti
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Fig. 4. [photographie sans titre]

Fig. 5. [photographie sans titre]

Fig. 6. [photographie sans titre]

      Cette imbrication des médiums, cette intrication essentielle du texte et de l’image qui pourrait mimer la structure de la mémoire invite à présent à se pencher sur une notion fréquemment mobilisée, sous l’appellation de dispositif. A la suite de Michel Foucault et de Giorgio Agamben, c’est principalement dans le champ des sciences humaines et sociales qu’elle s’est développée [25], même si de nombreux chercheurs posent aujourd’hui la question de son application à la littérature. Le dispositif, qui se définit comme articulation d’éléments hétérogènes collaborant à une fin unique, constitue en effet un modèle pertinent pour penser certains modes d’organisation, qu’ils relèvent de la vie sociale ou de l’œuvre d’art [26]. Un certain nombre de recherches sur le sujet désignent ainsi de façon privilégiée comme dispositifs des objets littéraires associant des supports hétérogènes, par exemple des œuvres comprenant à la fois des textes et des dessins ou des photographies. A partir de cette donnée essentielle qu’est l’hétérogénéité, le dispositif présente l’intérêt de penser un ensemble en termes d’interactions à de multiples niveaux. Sur le plan interne, il s’agit de voir comment les éléments se combinent entre eux en vue d’une stratégie ; sur le plan externe, de montrer comment le dispositif agit sur la réalité qu’il informe. L’intérêt de la notion de dispositif, telle qu’elle se dégage ainsi, est donc double par rapport aux œuvres qui nous intéressent : elle oblige d’une part à penser l’œuvre comme un tout, mais comme un tout hétérogène, composé d’éléments irréductibles les uns aux autres : l’œuvre consisterait moins dans la totalité de ses parties que dans le réseau qui s’établit entre elles et dans la manière de les agencer et de les faire fonctionner ensemble. Le second intérêt réside dans le fait de penser l’œuvre comme articulée à une stratégie, qui se manifeste à travers l’instauration de divers moyens concrets destinés à converger dans la production d’un certain type d’effets. D’où la nécessité, face à des œuvres que l’on choisit à présent d’envisager comme des dispositifs, de tâcher de définir la stratégie dans laquelle elles s’inscrivent [27].

 

Texte versus photographie : une stratégie du trouble

 

      Cette stratégie se révèle complexe à éclairer, dans la mesure où ces œuvres tendent à produire, par l’association du texte et de l’image, non un effet unique mais un jeu de contradictions et de différences. Un exemple de cette stratégie paradoxale est incarné par l’usage détourné que propose Sebald de certains documents, qu’il décrit et reproduit avec un léger décalage, de façon à déconstruire discrètement la valeur d’authenticité portée par les photographies. Je mentionnerai ici rapidement deux exemples développés par Silke Horstkotte dans un article qu’elle consacre aux Emigrants [28].
      Dans la deuxième histoire, intitulée « Paul Bereyter », Sebald cite des cahiers écrits par son ancien instituteur et censés, d’après le narrateur, rassembler des citations tirées de ses auteurs favoris (fig. 4). Pourtant, les deux pages manuscrites qui se voient reproduites et insérées dans ce passage parlent de tout autre chose (Paul, selon Silke Horstkotte, y évoque deux de ses tantes). Bien qu’il soit fortement exagéré de prétendre que tout lecteur de Sebald prendra le temps de suspendre le récit pour tenter de déchiffrer cette écriture difficilement lisible (et ce d’autant plus, pour le lecteur français, qu’elle est évidemment en langue allemande), on voit pourtant que l’auteur s’attache à intégrer dans son œuvre des éléments susceptibles de contredire ce qu’il avance, et qui nous invitent à nous interroger sur les fondements de sa démarche.
      Il en va de même en ce qui concerne l’histoire du guide de montagne Johannes Naegeli, dans le premier récit. Cette histoire se trouve authentifiée par un article de presse que l’œuvre reproduit. Mais tandis que le narrateur prétend l’avoir découvert par hasard dans un journal, la reproduction porte le cachet d’une archive, « CH/FD/Morts suspectes » (fig. 5), qui semble indiquer que Sebald l’a plutôt trouvé en bibliothèque. Là encore, ce qui doit attirer notre attention n’est pas uniquement ce caractère perturbateur d’un détail qui met en doute la véracité du propos, mais le fait que Sebald n’ait pas cherché à le dissimuler, désireux qu’il était d’introduire dans l’œuvre, via le document, un ferment de trouble. Dans les deux cas, l’image photographique, par-delà l’authentification qu’elle semble de prime abord conférer au récit, déconstruit et met en doute le rapport de l’écriture au document, invitant ainsi le lecteur à s’interroger sur les modalités de l’enquête.
      Bien que Perec et Bober ne s’inscrivent pas dans un tel rapport ambigu à l’invention fictionnelle, la mise en résonance des documents photographiques et du texte témoigne également dans leur œuvre d’un questionnement quant à la prétendue valeur d’authenticité garantie par l’image. Ainsi le texte s’attarde un moment à décrire une pièce :

 

deux grands doubles éviers de faïence blanche,
dont l’un est pourvu d’une essoreuse à main
quatre chaises
deux planches à repasser reposant sur de larges
pieds de fonte, l’un de base rectangulaire, l’autre
de base ovale […] [29].

 

      Même si tous ces éléments de la description sont en parfaite cohérence avec les photographies qui entourent le texte, aucune ne lui correspond exactement [30]. Cette non-correspondance génère une forme de flottement. Perec souligne en effet que le discours peut servir à déconstruire la simplicité de l’image :

 

prendre une image à l’écran, la fixer une minute et tenter de décrire tout ce qu’on voit. On se rend compte alors qu’on ne sait pas voir [31].

 

      L’image ainsi doublée comme une ombre par l’écriture perd de sa cohérence et gagne en énigmaticité. Plus, loin, c’est l’ensemble des photographies qui perdent de leur pouvoir d’attestation, tant l’abandon des bâtiments est assimilé à une désingularisation du lieu :

 

rien ne ressemble plus à un lieu abandonné
qu’un autre lieu abandonné
ce pourrait être n’importe quel hangar,
n’importe quelle usine désaffectée,
n’importe quel entrepôt déserté
rongé par l’humidité et la rouille [32].

 

      Sur la page qui fait face à cet extrait, la photographie vacille, comme si sa valeur documentaire s’érodait, rongée non seulement par la rouille, mais aussi par les mots qui la commentent (fig. 6). Plus qu’une réduplication ou une complémentarité, il s’agit de rendre problématique le visible qui nous semblait donné dans la photographie. Le même lieu, décrit par Perec et représenté par une image, ne constitue en réalité pas un lieu unique mais problématise la question du voir.

 

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[25] Voir M. Foucault. « Le jeu de Michel Foucault » (1977), dans Dits et écrits-1954-1988,Vol. III., Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », pp. 206 sq. et G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduit de l’italien par M. Rueff, Paris, Editions Payot & Rivages, « Rivages poches/Petite Bibliothèque », 2007.
[26] Voir à ce sujet Discours, image, dispositif. Penser la représentation II, textes réunis par P. Ortel, Paris, L’Harmattan, « Champs visuels », 2008.
[27] « Le dispositif est de nature essentiellement stratégique », comme le souligne M. Foucault, dans « Le jeu de Michel Foucault », Op. Cit, pp. 298-329.
[28] S. Horstkotte, « Pictorial and Verbal Discourse in W. G. Sebald’s The Emigrants », dans Iowa journal of cultural studies, n°2, consultable en ligne ici.
[29] G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Op. Cit., p. 44.
[30] Dans le film, au contraire, on reconnaît la pièce ici décrite.
[31] G. Perec, « Ellis Island, c’est le temps où les Etats-Unis incarnaient la terre promise », dans Georges Perec, Entretiens et Conférences, volume 2 (1979-1981), éd. critique établie par D. Bertelli et M. Ribière, éd. Joseph K., Nantes, 2003, p. 141.
[32] G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Op. Cit., p. 46.