Ecrire avec et contre l’image,
dispositifs de l’enquête mémorielle dans Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir
de Georges Perec et Robert Bober
et Les Emigrants de W. G. Sebald
- Marie-Jeanne Zenetti
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Le nécessaire dialogue entre écriture et photographie
Ouvrant une brèche entre présent et passé, la photographie véhicule de façon privilégiée l’émotion et confère à l’œuvre une apparente authenticité. Pour autant, cela n’implique pas qu’elle doive être considérée dans ces œuvres de façon trop naïve. Son statut de trace, s’il lui est immédiatement associé, n’en garantit pas pour autant la valeur documentaire. Celle-ci se voit au contraire constamment questionnée, en particulier par Sebald, un auteur fortement enclin au détournement documentaire. Dans son œuvre, l’authenticité associée à l’image photographique se révèle souvent trompeuse. Le quatrième et dernier récit des Emigrants comprend ainsi une photographie représentant l’autodafé perpétré en 1933 par les nazis à Wurtzbourg (fig. 3) et dont l’artificialité est dénoncée par l’oncle de Ferber, Léo :
L’oncle avait qualifié la photographie de falsification. L’autodafé, disait-il, avait eu lieu dans la soirée du 10 mai, dans la soirée du 10 mai, répéta-t-il plusieurs fois, et comme, en raison de l’obscurité régnant en cette heure tardive, il était impossible d’avoir fait une photo utilisable, on ne s’était pas compliqué la vie, affirmait-il, on avait pris le cliché d’un quelconque rassemblement devant la Résidence, on avait rajouté un volumineux panache de fumée et un ciel nocturne d’un noir d’encre. Aussi le document photographique publié dans le journal était-il un faux. Et de même que ce document est un faux, dit l’oncle, comme si la découverte qu’il avait faite constituait la preuve décisive, tout depuis le début n’avait été que falsification [17].
Cette dernière phrase est à prendre dans un sens multiple. Dans la bouche de l’oncle, elle concerne la propagande nazie ; au-delà, cette altération met directement en cause la valeur d’index des autres photographies présentes dans le texte, et amène le lecteur à s’interroger de la même manière sur les documents produits par l’auteur-lui même, dont le but revendiqué est de faire ainsi peser le soupçon sur l’ensemble des images, comme il le développe dans un entretien :
Cela ne pouvait pas être plus explicite. Cette photo fonctionne comme un paradigme pour toute l’entreprise. Le procédé photographique qui consiste à reproduire un élément du réel en prétendant que c’est le réel, mais ne l’est en aucune manière, a transformé la perception que nous avons de nous-mêmes, celle que nous avons des autres, notre notion du beau, notre notion de ce qui perdurera et de ce qui disparaîtra [18].
Trompeuse, la photographie l’est doublement. Chez Sebald, elle présente toujours le risque d’un détournement, chez Perec et Bober, elle incarne une autre menace, celle d’une plongée dans le pathos que Récits d’Ellis Island aussi bien que Les Emigrants cherchent précisément à esquiver, car « il ne s’agit pas de s’apitoyer, mais de comprendre » [19]. La présence promise par la photographie peut dissimuler la mystification ou éluder les questions que l’œuvre cherche au contraire à formuler, comme en témoignent les lignes manuscrites reproduites dans le livre sous la forme d’un facsimilé et insérées entre des photographies dont elles semblent dénoncer l’inanité :
Cela ne veut rien dire de vouloir
faire parler ces images, de les
forcer à dire ce qu’elles ne
sauraient dire [20].
Christelle Reggiani dans son article sur la « poétique de la photographie » insiste en effet sur l’incomplétude de l’image photographique :
Déceptive, la photographie l’est ici doublement : son ancrage référentiel nécessite apparemment un recours au verbal, mais ce « titre » ne parvient pas à empêcher l’évanouissement radical de toute représentation [21].
C’est donc bien que la photographie, même légendée, ne se suffit pas à elle-même et que la représentation ne saurait être donnée dans l’instant aussi bien que dans l’unique plan de l’image. On rejoint ainsi l’idée formulée par Sebald dans Austerlitz d’une image fuyante comme le souvenir, une image susceptible à chaque instant de s’assombrir et de dissoudre la représentation. D’où la nécessité de prolonger la photographie par un discours littéraire qui témoigne de ce besoin de « comprendre », de ce désir de faire sens, et pour cela de mener l’enquête, même si cette écriture semble d’abord plate et tâtonnante. Perec poursuit ainsi :
Au début, on ne peut qu’essayer
de nommer les choses, une
à une platement,
les énumérer, les dénombrer,
de la manière la plus
banale possible,
de la manière la plus précise
possible,
en essayant de ne rien
oublier [22].
L’écriture constitue alors en quelque sorte le contrepoint de l’image, et entre l’une et l’autre s’instaure un dialogue nécessaire à l’investigation, un va-et-vient fondé sur la certitude que le passé et la mémoire ne sont pas donnés tels quels dans la photographie, mais à construire à partir d’elle, en l’insérant dans un discours où elle sera susceptible de prendre sens, un discours qui, fût-il bégayant, s’efforce de « nommer les choses ».
Dans chacune de ces œuvres, il serait donc peu pertinent de parler des photographies insérées en termes d’illustration. Elles ne peuvent se concevoir dans un rapport de subordination d’un médium à l’autre, mais bien comme part d’un tout hybride, un « iconotexte » ou « textimage ». Alain Montandon, reprenant le concept développé par Michael Nerlich, définit l’« iconotexte » comme un genre intégrateur qui préserve « la distance entre le plastique et le verbal pour, dans une confrontation coruscante, faire jaillir des tensions, une dynamique qui opposent et juxtaposent deux systèmes de signes sans les confondre » [23]. La structure d’une telle œuvre multi-dimensionnelle s’apparenterait ainsi à la mémoire elle-même, cette mémoire qui constitue tout à la fois l’objet et le terrain d’investigation de ces écritures. Marianne Hirsch a en effet suggéré, dans son livre Family Frames, Photography, Narrative and Postmemory de décrire la mémoire comme un « imagetext » :
The spatiality of memory mapped onto its temporality, its visual combined with its verbal dimension, makes Memory, as W. J. T. Mitchell suggests, in itself an « imagetext, a double-coded system of mental storage and retrieval ». Images and narratives thus constitute its instrument and its very medium […] [24].
La structure mixte de Récits d’Ellis Island et des Emigrants trouverait ainsi une possible raison d’être dans son adéquation à l’objet qu’elle se propose d’investir, cette masse plurielle des souvenirs qui ne sont jamais donnés comme tels mais que la mémoire des hommes se doit sans cesse de faire parler.
[17] W. G. Sebald, Les Emigrants, traduit de l’allemand par P. Charbonneau, Paris, Acte Sud, « Babel », 1999, p. 215.
[18] W. G. Sebald, Entretien avec A. Lubow, « Franchir les frontières », dans L’Archéologue de la mémoire, Op. Cit., p. 165.
[19] G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Op. Cit., p. 52.
[20] Ibid., p.41.
[21] C. Reggiani, « Georges Perec : une poétique de la photographie », dans Un Cabinet d’Amateur, revue en ligne (www.cabinetperec.org).
[22] G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, Op. Cit., p. 41.
[23] Dans sa présentation des actes du colloque Iconotextes, organisé par le Centre de Recherches en communication de Didactique de l’Université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand, sous la direction d’A. Montandon, Paris, Orphys, 1990, p. 6.
[24] La spatialité de la mémoire reportée sur sa temporalité, sa dimension visuelle associée à sa dimension verbale font de la Mémoire en soi, comme le suggère J. T. Mitchell, un « textimage, un système mental de stockage et de récupération à double encodage ». Les images et les récits constituent donc son instrument et son véritable moyen d’expression […] (M. Hirsch, Family Frames, Photography, Narrative and Postmemory, Cambridge, Massachussetts, Harvard University Press, 2002, p. 22, nous traduisons).