Henri Michaux : à la recherche
du « texte primordial »
- Emma Viguier
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Le signe écrit, peint, calligraphié devient la trace, l’indice (au sens piercien) de la gestualité, de la décharge d’énergie qui l’a engendré. Ce signe (en tant qu’expression du corps) renvoie alors à une force, un energon, à un travail performatif qui donne à voir la trace d’une pulsion et d’une dépense, la trace d’un corps singulier en expansion, impulsif et vivant. Le trait, la ligne ou le signe sont cette action corporelle devenue visible [48].
Ainsi, en instaurant la primauté du geste sur le signe – « Gestes plutôt que signes », écrit-il dans Par des traits –, Michaux initie une poétique du trait avec cette idée sous-jacente que le geste corporel atteint une expression primordiale, universelle. Si l’écriture, le dessin et la peinture puisent leur origine « dans la main qui appuie, trace et se conduit, c’est-à-dire dans le corps qui bat (qui jouit) » [49], cette voie des signes qu’explore le peintre-poète manifeste la part matricielle et archaïque d’un langage qui s’enracine dans le corporel. Les « traits irréductibles de l’élémentaire » [50] révèlent cette puissance occultée du signe, son élan originel.
Outre la notion de gestualité, ce sont aussi les rythmes intérieurs, les vibrations des viscères, les spasmes nauséeux, les flux organiques qui animent ses œuvres. Le corps en mouvement qui trace et fait trace est également un corps du dedans qui cherche à s’incarner, à se « textuer » ou s’imager. Intimement liés au vécu corporel et à l’affolement perceptif de l’expérience hallucinogène, les Dessins mescaliniens (fig. 4) ainsi que les sillons de Paix dans les brisements de 1959 nous donnent à voir un tissu graphique qui représente des tremblements nerveux, des vibrations de la main, sortes de « pré-gestes » graphiques semblables à des spasmes, des tensions, des grouillements ; ces gestes encore latents de l’intérieur du corps [51]. Comme le souligne Anne Brun dans sa thèse Henri Michaux ou le corps halluciné, Michaux semble nous donner à voir dans ses traductions brutes des pulsations internes de l’être « son fantasme d’une visualisation possible du bouillonnement pulsionnel » [52].
Trace du corps en mouvement, en création, inscription du corps intérieur, viscéral, du corps psychique qui tressaille, qui remue, la pratique scripturo-picturale de Michaux image « son aventure d’être en vie » [53] comme autant de présences en actes de lui-même. Il est la ligne qu’il trace (« je n’étais qu’une ligne » [54] écrit-il dans Misérable miracle). Il est une ligne en mouvement qui s’emporte, sauvage et errante (« Comme moi, la ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche » [55]). C’est tout le sujet Michaux qui passe dans la ligne (« Tout moi devait passer par cette ligne » [56]). Lignes, traits, signes-sujet en continuum :
Je voudrais un continuum. Un continuum comme un murmure, qui ne finit pas, semblable à la vie [57].
Cette voie des signes qui signe le corps et dessine « la conscience d’exister » [58] apparaît comme un véritable mode d’être du sujet. C’est dans les signes qu’il trace que le sujet existe. Michaux écrit dans la Postface de Mouvements :
Leur mouvement devenait mon mouvement. Plus il y en avait, plus j’existais. (…). J’envahissais mon corps [59].
La valeur corporelle mais aussi ontologique qu’Henri Michaux associe à la pratique des signes leur donne alors, pour reprendre l’expression d’Alain Chareyre-Méjan, le statut « d’énoncé d’existence » [60].
Si je tiens à aller par des traits plutôt que par des mots, c’est toujours pour entrer en relation avec ce que j’ai de plus précieux, de plus vrai, de plus replié, de plus “mien”, (…) ; c’est à cette recherche que je suis parti [61].
L’œuvre d’Henri Michaux, qu’elle soit poétique, critique ou plastique, témoigne d’un désir fulgurant de se décongestionner du langage, des mots, de l’écriture conventionnelle pour mieux habiter les signes, pour mieux habiter le texte. En explorant une écriture graphique, picturale, visuelle « d’où le verbal entièrement serait exclu » [62], il retrouve une écriture autre, graphie de l’origine ; une expression de l’indicible, de l’énigme, de l’incommunicable qui lui permet d’entrer en relation avec lui-même, de faire corps avec lui-même et d’éprouver enfin son existence. A travers une conception du signe flottante, saisissement fantasmé de l’ailleurs, du lointain, de l’obscur, Michaux voyage en direction du texte primordial, lieu d’émergence du sensible, du visuel, du mouvant ; lieu d’enracinement des mouvements du corps et de la vie. La recherche d’une écriture graphique, plastique, allant à la rencontre des vestiges du signe, l’amène à retrouver cette expression originaire.
Essence du langage, vérité occultée de l’écriture [63], Michaux expulse la langue hors du texte pour y transposer les gestes, les rythmes, les vibrations et éprouvés corporels qui lui sont propres. Idiolecte de l’intime et trace du corps en acte, du corps en vie, du sujet qui existe, le textimage créé par le peintre-poète est une poïétique qui performe le texte pour mieux voir et sentir cette « danse originelle des êtres » [64], « une danse de vie des origines, où tout part du corps et revient en traits, en écritures » [65].
A la recherche du texte primordial, animé par le rêve des signes, Michaux se retrouve lui-même, s’invente et se réinvente, se « réorigine » dans le champ d’un corps-texte essentiel qui est finalement le référent ultime de sa quête.
[48] R. Barthes, « Cy Twombly ou Non multa sed multum », dans L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Op. Cit., p. 157.
[49] R. Barthes, « Sémiographie d’André Masson », dans Ibid., p. 143.
[50] H. Michaux, Par des traits, Op. Cit., non paginé.
[51] Voir H. Michaux, Paix dans les brisements (1959), Op.Cit., p. 365.
[52] A. Brun, Henri Michaux ou le corps halluciné, Op. Cit., p. 193.
[53] H. Michaux, Passages (1937-1963), Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1963, p. 93.
[54] H. Michaux, Misérable miracle, Op. Cit., p. 126.
[55] H. Michaux, Emergences-Résurgences, Op. Cit., p. 12.
[56] H. Michaux, Misérable miracle, Op. Cit., p. 127.
[57] H. Michaux, Emergences-Résurgences, Op. Cit., p. 9.
[58] H. Michaux, Passages (1937-1963), Op. Cit., p. 129.
[59] H. Michaux, « Postface de Mouvements », Op. Cit., p. 199.
[60] A. Chareyre-Méjan, Expérience esthétique et sentiment de l’existence, Paris, L’Harmattan, « L’Art en bref », 2000, p. 12.
[61] H. Michaux, Emergences-Résurgences, Op. Cit., p. 9.
[62] H. Michaux, Saisir, Op. Cit., non paginé.
[63] R. Barthes, « La Peinture et l’écriture des signes », art. cit., pp. 175-176.
[64] H. Michaux, Saisir, Op. Cit., non paginé.
[65] C. Fintz, Expérience esthétique et spirituelle chez Henri Michaux. La quête d’un savoir et d’une posture, Paris, L’Harmattan, « Espaces littéraires », 1996, p. 240.