Rêvant d’échapper à l’emprise du verbal, à la tyrannie des mots qui le fige, l’asservit, Henri Michaux a exploré une autre voie, une autre saisie de l’écriture. Animé par l’urgence de se « désenliser », Michaux use du dessin et de la peinture comme pour mettre en mouvement l’écriture, lui redonner substance, corps, vie. Devenue graphique, picturale, emportée par la puissance du visible et du geste, l’écriture, cette étroite et fonctionnelle « technique au service du langage » [2] selon Jacques Derrida, retrouve enfin un éclat perdu, un souffle premier, une sorte d’origine obscure « d’où le verbal entièrement serait exclu » [3]. Par des lignes, par des traits, par le jeu des formes mouvantes, Michaux exalte le matériel, le visuel pour mieux mettre à mort le lisible et tenter de découvrir – ou redécouvrir – le mystère, la magie, l’anima des signes. A la recherche du « texte primordial, plus sensible que lisible, plus dessiné, peint qu’écrit » [4], le peintre-poète est hanté par ce rêve de retrouver une écriture d’en deçà les mots qui réinterroge le plaisir du graphe et la vie silencieuse des signes. Cette quête mythographique de l’avant-langue, tant signes scripturaires que picturaux, nous invite à explorer les vestiges fantasmés du « texte des origines », ce texte à l’état de naissance, ce texte flottant qui transcende les codes, les temps et les cultures, ce texte de la nostalgie visuelle des anté-écritures où tout est encore entremêlé. Les tissages de signes archaïques, rythmiques, runiques, pictographiques, idéographiques qu’Henri Michaux évoque dans ses textes poétiques et met en pratique dans ses œuvres graphiques et picturales nous conduiront à analyser cette vaste et riche fantasmatique des écritures à la reconquête d’une expression originaire, inspirée et indicible, sensible et énigmatique. Une essence du langage ? Une essence du texte ? La « vérité occultée de l’écriture » [5] selon les termes de Roland Barthes, trace et image du corps ?
Fuir les mots, donner la vie aux signes
Alors que dans certaines civilisations l’écriture est source de création, source de potentialités graphiques et picturales, l’Occident l’a toujours reléguée à sa fonction stricte de véhicule de la parole : elle sert à transmettre, à communiquer, à pérenniser cette parole souveraine par un système conventionnel de signes. Abdelkébir Khatibi le rappelle avec insistance : l’Occident (européen en partie) a développé une dissociation féroce entre l’image et la lettre [6], entre la graphie et la phonie (comme entre corps et esprit, action et idée) [7]. La graphie est donc déconsidérée au profit de la phonie puisque le savoir occidental fixe le sens dans la parole « qui aurait la double vertu d’être le réservoir du sens et d’être antérieure au graphe » [8]. Le graphisme est donc occulté ou refoulé. Sa fonction devient secondaire [9]. Phonocentrisme, logocentrisme [10] voire « alphabéto-centrisme » [11] selon Roland Barthes, la question de l’écriture reste attachée à la puissance du langage parlé. Sa mise en œuvre « visuelle » demeurant ainsi soudée à la fixité des signes, transcription conventionnelle des sons de la langue, « instrument d’un instrument » [12].
C’est en poète et peintre du refus [13] de cet héritage scripturaire qu’Henri Michaux se positionne. Placés sous le signe de l’affrontement, du déconditionnement, de l’exorcisme (« Une des choses à faire : l’exorcisme » [14]) ou encore de la guérison (« c’est guérir, que je voulais » [15]), ses textes poétiques et ses œuvres graphiques et picturales sont animés par cette urgence quasi viscérale : fuir les mots, expulser la langue du texte, s’extraire de nos vieilles dichotomies pour enfin réanimer l’écriture et « saisir mieux, saisir autrement, et les êtres et les choses » [16].
Henri Michaux rappelle à maintes reprises que le langage est un piège [17], une prison ; que les mots sont « des menottes » [18], de la « glu » qui colle les membres [19] empêchant toute fluidité, tout mouvement, toute vie. Le caractère figé de l’écriture l’immobilise, l’asphyxie. Il lui faut donc se désaliéner de la tyrannie, se délivrer de l’emprise des mots :
Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du “verbal”. Je peins pour me déconditionner [20].
La pratique du dessin et de la peinture lui apparaît ainsi comme un moyen de se libérer des pesanteurs de l’écriture et retrouver ce mouvement vibrant et heureux des signes tel qu’il le souligne dans la Postface de Mouvements :
C’est précisément (…) pour m’avoir libéré des mots, ces collants partenaires, que les dessins sont élancés et presque joyeux, quand leurs mouvements m’ont été légers à faire même quand ils sont exaspérés. Aussi, vois-je en eux, nouveau langage, tournant le dos au verbal, des libérateurs [21].
[1] H. Michaux, Saisir, Montpellier, Fata Morgana, 1979, non paginé.
[2] J. Derrida, De la Grammatologie, Paris, Minuit, « Critique », 1967, p. 18.
[3] H. Michaux, Saisir, Op. Cit., non paginé.
[4] H. Michaux, Misérable miracle, Paris, NRF/Gallimard, « Poésie », 1990 (1956), p. 13.
[5] « La vérité occultée de l’écriture est sa vérité gestuelle, sa vérité corporelle » (R. Barthes, « La Peinture et l’écriture des signes », dans La Sociologie de l’art et sa vocation interdisciplinaire : L’oeuvre et l’influence de Pierre Francastel, sous la direction de J.-L. Ferrier, Paris, Denoël/Gonthier, « Médiations », 1976, pp. 175-176). Voir également le texte « Variations sur l’écriture » (1973), dans R. Barthes, Œuvres Complètes, Tome II (1966-1973), édition établie et présentée par E. Marty, Paris, Seuil, 1994, pp. 1535-1574.
[6] L’enluminure médiévale, les lettrines comme la calligraphie occidentale nous permettent néanmoins de nuancer le propos. La lettre, le mot, le texte sont, à travers ces exemples, portés voire transcendés par le visuel.
[7] A. Khatibi, « Interférences », dans Croisement de signes, catalogue d’exposition, collectif, Paris, Editions de l’Institut du Monde Arabe, 1989, p. 10.
[8] A. Khatibi, La Blessure du nom propre, Paris, Denoël, « Les Lettres nouvelles », 1974, p. 177.
[9] Ibid.
[10] Voir J. Derrida, De la Grammatologie, Op. Cit., 1967.
[11] R. Barthes, « Variations sur l’écriture », Op. Cit., p. 1547.
[12] R. Barthes, « Sémiographie d’André Masson », dans L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1992, p. 144.
[13] R. Bertelé, Henri Michaux, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1975, p. 67.
[14] H. Michaux, « Exorcisme », préface d’Epreuves, Exorcismes (1940-1944), repris dans H. Michaux, L’Espace du dedans. Pages choisies (1927-1959), édition revue et augmentée, Paris, NRF/Gallimard, « Poésie », 1966, p. 275.
[15] H. Michaux, « A Robert Bréchon », 1959, cité par Françoise Risch, « Henri Michaux : approcher le problème d’être », dans Mensuel de l’Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien, numéro 39, Paris, EPSFCH, janvier 2009, p. 70. Lire l’article en ligne.
[16] H. Michaux, Saisir, Op. Cit., non paginé.
[17] H. Michaux, Mouvements (1951), repris dans H. Michaux, Face aux verrous, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, NRF/Gallimard, « Poésie », 1992, p. 18.
[18] H. Michaux, Par des traits, Montpellier, Fata Morgana, 1984, non paginé.
[19] « Contre la colle » (H. Michaux, Mouvements, Op. Cit., p. 9).
[20] H. Michaux, Emergences-Résurgences, Genève, Skira, « Les sentiers de la création » / Paris, Flammarion, « Champs », 1972, p. 5. Avec l’aide de quelques auteurs qui sont partis à la recherche de cet être « insaisissable » (D. Verydaghs, Michaux l’insaisissable, Genève, Librairie Droz SA, 2008) et profondément « secret » (J.-M. Maulpoix, Michaux, passager clandestin, Seyssel, Champ Vallon, 1984, pp. 11-12), nous pouvons supposer que le refus, le combat que mène Michaux contre ce milieu et cette culture « uniquement du verbal » trouve un écho dans la vie de l’artiste. Comme l’indique Jean-Pierre Martin dans la biographie qu’il consacre au peintre-poète, Henri Michaux détestait ses origines belges (jusqu’à refuser d’apparaître dans les anthologies de poésie belges). Né à Namur dans un milieu bourgeois et de foi catholique, instruit dans des établissements religieux, Henri Michaux n’a cessé de refuser cet héritage (il obtint d’ailleurs la nationalité française dans les années 1950 mais celle-ci fut envisagée dès 1928). Sa quête d’un « déconditionnement » serait alors non seulement guidée par un désir d’échapper à l’emprise du langage, à la fixité des mots mais aussi par une urgence vitale (viscérale ?) de fuir ses origines (dans l’espoir d’en retrouver d’autres ?). A ce sujet, voir l’excellente biographie de J.-P. Martin, Henri Michaux, Paris, Gallimard, « Biographies », 2003.
[21] H. Michaux, « Postface de Mouvements », repris dans H. Michaux, Face aux verrous, Op. Cit., p. 201.