Les mots et leurs visages
Sur L’invisible parole de Pierre Chappuis
- Marianna Marino
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Les arts plastiques sont souvent les sources des œuvres de Pierre Chappuis [1] comme le montre L’Invisible parole, où chaque poème se confronte avec une image connue. Ce recueil constitue un exemple emblématique du travail de l’écrivain car il se présente comme une suite de descriptions d’œuvres d’art (de tableaux, en particulier). Il a paru dans un premier temps aux éditions de La Galerne [2] et fut ensuite republié en 2000 chez José Corti (avec le recueil Distance aveugle [3]). L’œuvre s’inscrit dans l’intention critique caractéristique chez l’auteur de sa production des années soixante-dix, qui, comme le remarque Arnaud Buchs, propose une « écriture de l’absence », complètement déliée de tout souci de représentation ou de référence : « Le poème vient en effet “après”, il ne cherche pas à rendre compte de ce qui est “non-perçu”, “non-présent” ou “non-conscient”, mais il surgit au contraire à partir de ce qui n’est plus perçu, plus présent, plus conscient » [4]. La seule présence relevable serait celle de la langue, à la parole invisible.
L’invisibilité serait le corollaire de l’absence, qui nous oblige à méditer sur son application verbale : ne serait-il pas possible de transposer cet invisible dans le silence qui scelle les lèvres des visages peints ou sculptés dans les œuvres d’art évoqués dans les poèmes ? L’insonorité ne configure pas, effectivement, une annulation de l’expression, mais, bien au contraire, elle en constitue une modalité. Comme le souligne Maurice Merleau-Ponty dans « Le langage indirect et les voix du silence », la parole qui veut être « vraiment expressive » [5], n’opte jamais pour une correspondance biunivoque entre signe et sens, mais « tâtonne autour d’une intention de signifier » [6], dans une recherche rythmée par le silence (c’est-à-dire par l’invisibilité du sens).
Ainsi, dans L’Invisible parole, on pourrait dire que l’image « rémunère le défaut des langues » – un défaut représenté essentiellement, dans ce cas, par le silence qu’elle impose au verbe :
Chaque ekphrasis est un flash, elle semble poursuivre quelque chose qui se dérobe au fur et à mesure, elle avance vers l’effacement, alors pourtant que Chappuis multiplie les adjectifs, les adverbes, cherchant inlassablement le mot juste pour dire ce qui échappe aux mots… [7]
Et pourtant, c’est seulement par l’expression langagière que le tableau semble se manifester et faire apparaître ce nœud expressif niché dans la bouche muette des personnages des tableaux.
Dans ce recueil, les images jouent donc un rôle absolu : elles accompagnent la parole dans la tentative de se dire, de s’exprimer en essayant de trouver une forme d’homologie par rapport à leur sujet. Pourtant, l’avant-propos de l’auteur précise immédiatement au lecteur que les ekphrasis formant le recueil ne se mettent pas en place à travers une description minutieuse, mais plutôt grâce à l’effort verbal qui suit les courbes et le brouillard des souvenirs et de leur réinvention :
Des images, rien d’autre, vues, revues, parmi d’autres, un peu par hasard aimées plutôt que d’autres, inventées autant que souvenues retrouvent lieu, tels de rêves effacés, trahis, à nouveau suscités, changés et changeants. Paix et tourment au fort de la conscience mouvementée, remodelée, cauchemars, paradis nés de quels désirs (l’invisible parole), de quels manques (l’indicible) qui se trouveront comblés en nous ? Illusoire présence plus réelle, plus vraie. L’inavouable même devient beauté, et nos questions se muent en d’informulables réponses [8].
Ces images ne s’affirment pas au moyen de l’évidence éblouissante d’une apparition : la richesse d’éléments pour ainsi dire négatifs (« invisible », « indicible », « inavouable », « informulables ») suggère, à l’opposé, le détour auquel elles sont obligées de se soumettre afin d’imposer au moins une faible phosphorescence. Elles agissent à travers le rêve, à travers la mémoire nuancée que suscite la vision plus ou moins lointaine d’une œuvre d’art, dont les couleurs s’estompent dans la tentative de leur diction.
La parole invisible, qui se confie aux images, n’arrive pas à se dire exclusivement à travers la modalité verbale et doit s’appuyer sur l’indicible afin d’achever son expression. Le cortège iconique n’exalte donc pas un soi-disant pouvoir des images, mais sert à l’écriture de pierre de touche. Le premier poème du recueil est significativement intitulé L’Acte d’écrire (sur le Portrait d’Erasme de Quentin Metsys (fig. 1), que nous reproduisons dans sa presque totalité :
D’un coup s’effacent les médiocres reproductions des manuels scolaires, des livres d’art, images multipliées, prolifiques, spoliatrices du présent tableau (retrait, renouveau) ici rencontré par surprise ; du même coup cessent de peser le flot des visiteurs partout répandus, jusque dans les musées les plus déshérités, les plus humbles (leurs pas étouffés, leur discrétion, leur murmure, leur souffle) et la masse de tant d’œuvres jetées l’une sur l’autre, accumulées dans les galeries, les couloirs, les recoins d’une mémoire de demi-jour, embarras, fadeurs, mièvreries comme autant de sas à traverser (même ici, ce matin, quittées les rues bruissantes de clarté, les places, la ville parcourue d’un pas souple) jusqu’à l’irruption de la beauté improbable, hors de mesure, d’une entière fraîcheur, d’une entière nouveauté. En bonnet, vêtu d’une sorte de pardessus, Erasme (l’humaniste, l’écrivain) se tient à sa table dans une pièce étroite que font paraître encore plus étroite les dimensions de la peinture elle-même. Rien de confortable ni d’inutile. En dehors d’une paire de ciseaux (retranchera, ôtera, reprendra), cinq à six ouvrages (garder l’esprit libre) sont posés négligemment sur un rayonnage, à portée de la main. Retraite, dépouillement : le livre à écrire est en avant de tous les livres écrits. La plume tenue au-dessus d’une page où n’a été couché aucun mot, le geste s’interrompt, préhistoire de l’œuvre encore possible et impossible, projetée, insaisissable, rupture, non simple temps d’arrêt, moment de doute et de lucidité au delà de la joie que procure la première étincelle, en deçà de l’exaltation, de l’exultation à venir [9].
Le texte exhibe une séparation interne assez nette : dans la première partie, il offre une critique de la reproduction, de la représentation qui serait responsable d’une banalisation mensongère et d’une annulation des qualités de l’image. Ce sentiment est provoqué par l’accumulation hétérogène caractérisant les espaces des musées et des galeries (qui s’accompagne aussi de l’opposition avec le paysage urbain évoqué en raccourci, précédant et annonçant l’espace renfermé de l’exposition). Dans ce cas, en effet, Chappuis peint non seulement l’image, mais le contexte extérieur où elle est située (les visiteurs, l’aménagement de l’espace muséal).
Le tableau arrive néanmoins à faire irruption grâce à la « beauté improbable » qu’il acquiert dans ce contexte difficile et défavorable. Son surgissement permet au poème de s’immerger totalement (dans la deuxième partie) dans l’espace étroit du tableau et de ce qu’il dépeint : Erasme absorbé dans la méditation qui précède l’écriture, face à la blancheur éblouissante de la page. L’évolution spatiale du poème marque ainsi l’émergence d’un contraste entre l’espace humain et culturel (chaotique, bruissant) et l’espace de l’art (silencieux, imprévu). Il est pourtant curieux que cet acte d’écrire ne soit pas en acte, car la main levant la plume sur la page doit encore verser son encre. Le livre, c’est un livre futur, « à venir », mallarméen : l’écriture d’Erasme est aussi invisible que la parole marquant le titre du recueil.
Les textes de Chappuis s’inspirent non seulement de tableaux, mais aussi de l’image plus étendue des fresques, comme dans le deuxième poème, L’Eloge du monde, sur Saint François parlant aux oiseaux de Giotto à la Basilique d’Assisi (fig. 2) [10]. Cette fois, donc, aucune opposition entre le musée et l’œuvre. Le recueillement protecteur de l’église entoure complètement le sujet voyant et parlant (« le bleu dit la ferveur première, l’admirable insouciance » [11]) et la parole animale de François se constitue en parole poétique :
[…] le très ancien récit, vrai au-delà d’une moindre méprise, de saint François prêchant aux oiseaux parce qu’inécouté, ignoré, rebuté. Récit non de l’impouvoir de la parole, mais au contraire : récit du pur amour et, dans le silence, dans l’obscur de l’être, récit, presque chant d’allégresse (l’intensité, la vibration, au mur, du bleu), participation à la fête du monde [12].
La parole se fait non seulement invisible, mais inhumaine. Par le moyen du chant (qui paraît dans le texte sous la forme du gazouillement des oiseaux et des mots animalisés du saint), elle récupère l’expression que le monde semble lui avoir niée. Cet aspect métapoétique est accompagné par quelques allusions aux fondements historiques de l’événement raconté : puisque la voix de François n’a pas été entendue de ses confrères humains, elle s’adresse au monde zoologique. Ce qui ne dérive pas d’un supposé « impouvoir de la parole » : le sermon aux oiseaux témoigne, bien au contraire, de sa vigueur, de sa résonance au-delà de la communauté linguistique des êtres humains.
[1] Né à Tavannes (Suisse) en 1930.
[2] Premier (Suisse), 1977.
[3] P. Chappuis, Distance aveugle, précédé de L’Invisible parole, Paris, José Corti, 2000. Le recueil qui nous intéresse occupe les pages 5-49 du volume. Nous l’indiquerons dorénavant par le sigle IP.
[4] A. Buchs, « Pierre Chappuis entre ombre et lumière », dans Ombre et lumière dans la poésie belge et suisse de langue française, sous la direction d’Eric Lysøe et Peter Schnyder, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007, p. 387.
[5] M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, « Folio », 2003, p. 74.
[6] Ibid.
[7] A. Buchs, « Pierre Chappuis entre ombre et lumière », Op. Cit., p. 391.
[8] IP, p. 7.
[9] Ibid., p. 9-11.
[10] Ibid., pp. 12-13.
[11] Ibid., p. 12.
[12] Ibid., p. 13.