Montrer l’invisible et dire l’indicible :
images et langages du divin dans les écrits
sur l’art de J. K. Huysmans
- Aude Jeannerod
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Et c’est l’entreprise qu’il projette dans Là-Bas, que de transposer le naturalisme mystique de Grünewald sous la forme d’un roman :
Le roman, si cela se pouvait, devrait se diviser de lui-même en deux parts, néanmoins soudées ou plutôt confondues, comme elles le sont dans la vie, celle de l’âme, celle du corps (…). Il faudrait, en un mot, suivre la grande voie si profondément creusée par Zola, mais il serait nécessaire aussi de tracer en l’air un chemin parallèle, une autre route, d’atteindre les en deçà et les après, de faire, en un mot, un naturalisme spiritualiste [66].
Selon Marina Bernardi, « le nœud conceptuel qui informe le naturalisme spiritualiste s’articule donc dans la tentative contradictoire de figurer une instance irreprésentable. On peut dire, de ce point de vue, que la figure du Christ, conçue dans sa problématique religieuse essentielle, c’est-à-dire en tant que mystère de l’Incarnation, renvoie de manière significative à la finalité conceptuelle de l’esthétique huysmansienne » [67]. Ainsi, la tentative de Huysmans pour donner un équivalent littéraire de la peinture religieuse s’incarne d’abord dans une poétique romanesque qu’il nomme le « naturalisme spiritualiste » et qu’il essaye de mettre en œuvre dans Là-Bas (1891) et En Route (1895) [68].
Mais si le travail du peintre s’apparente au mystère de l’Incarnation, la tache du critique d’art décrivant le tableau se rapproche davantage du mystère de la Transsubstantiation. En effet, comme l’écrit Françoise Lucbert, « la transposition d’art opère une métamorphose ou une transmutation, puisqu’elle altère profondément la nature du matériau signifiant qui subit une transformation. On peut parler, stricto sensu, de transsubstantiation dans le sens où la mise en texte du tableau implique un changement complet de la substance picturale en substance écrite » [69]. Contrairement au peintre qui a dû matérialiser une vision intérieure, projeter sur la toile une image mentale, l’écrivain d’art fait le chemin inverse : « Il prend en quelque sorte à rebours le chemin qui a amené le peintre à matérialiser une vision intérieure sur la surface de toile ou de papier. Partant de l’œuvre d’art, il est à la recherche de l’image mentale qui aurait pu en être le point de départ. Il dévoile ainsi, non l’œuvre elle-même, mais le processus de visualisation qui a permis à l’artiste de fixer l’intangible dans le tangible » [70].
En effet, l’acte créateur du peintre est toujours projection de quelque chose d’intérieur ; Huysmans écrit à propos de la peinture de Charles-Marie Dulac :
Cette prière intime, qui ne se formule par aucun mot, lui jaillit du fond de l’être quand il peint. Ses toiles sont les miroirs qui le reflètent et renvoient vers le Christ les projections colorées de ses suppliques [71].
De la même manière, les œuvres de l’Angelico « sont des projections colorées de sa vie intime » [72]. Le travail de l’écrivain d’art est donc d’aller dans une direction opposée à celle du peintre : de se débarrasser de la matière pour revenir au sentiment intime du divin, qui était le point de départ de l’œuvre picturale.
De cette dématérialisation, Huysmans voit un exemple dans la musique ou le chant, cet art détaché de toute matérialité, éloigné au possible de toute corporéité ; aussi le plain-chant des Bénédictins est-il « l’interprétation immatérielle et fluide des toiles des Primitifs » [73]. L’équivalent de la peinture de Dulac sera donc de la musique (« Ces œuvres sont pour moi, si j’ose dire, des neumes de peinture, des notes qui se prolongent, qui se répètent sur la même idée, sur le même mot, qui peignent cet excès de la joie intérieure que les paroles ne sauraient rendre » [74]) ou de la poésie comme le Cantique des créatures de Saint François d’Assise, dont Dulac a réalisé la « traduction en langue lithographique » [75]. La traduction intersémiotique est donc ici rétablie ; aussi est-ce par la poésie que l’écrivain va tenter de rendre compte de la peinture religieuse.
Comme le fait remarquer Pierre Glaudes, « les valeurs esthétiques que Durtal établit pour les œuvres plastiques ou musicales, Huysmans, solidaire sur ce point de son double fictif, cherche à les transposer dans le domaine qui est le sien, celui de la prose narrative et descriptive. Il n’y a pas de solution de continuité entre les jugements de goût de l’un et la poétique romanesque de l’autre » [76]. Cette mise en œuvre de principes esthétiques puisés dans l’examen de l’art sacré a lieu dans le roman La Cathédrale, qui joue également le rôle de recueil des articles sur l’art religieux publiés entre 1895 et 1898 [77]. En effet, Huysmans tente d’écrire un roman qui soit habité par « le souffle mystique qui fait que l’âme d’un artiste s’incorpore dans de la couleur, sur une toile, dans de la pierre sculptée, dans de l’écriture » [78], d’édifier un monument verbal qui soit « de l’âme sculptée comme à Chartres » [79]. A cet égard, le titre du roman – La Cathédrale – apparaît moins comme le titre thématique d’un ouvrage consacré à l’édifice religieux de Chartres, que comme le titre rhématique d’une nouvelle forme poétique inspirée par l’architecture sacrée.
Poétique, La Cathédrale l’est par sa forme dont Valéry dit qu’elle « tient d’abord au poème par ses accouplements furibonds d’images, par l’accumulation des éléments de vision, par l’appel de toute substance à désigner toute autre, par la transformation systématique des groupes d’impressions, les uns dans les autres » [80]. Elle l’est également par sa démarche, qui place au cœur de l’entreprise littéraire la conception catholique du symbole, que Huysmans rapproche de l’esthétique mallarméenne :
Le symbole est la représentation allégorique d’un principe chrétien, sous une forme sensible. (…) Le symbole provient donc d’une source divine ; ajoutons maintenant, au point de vue humain, que cette forme répond à l’un des besoins les moins contestés de l’esprit de l’homme qui éprouve un certain plaisir à faire preuve d’intelligence, à deviner l’énigme qu’on lui soumet et aussi à en garder la solution résumée en une visible formule, en un durable contour. Saint Augustin le déclare expressément : "Une chose notifiée par allégorie est certainement plus expressive, plus agréable, plus imposante que lorsqu’on l’énonce en des termes techniques".
– C’est aussi l’idée de Mallarmé – et cette rencontre du saint et du poète, sur un terrain tout à la fois analogue et différent, est pour le moins bizarre, pensa Durtal [81].
En effet, le symbolisme chrétien rencontre aux yeux de Huysmans celui de Mallarmé, qui déclarait à Jules Huret, lors de son Enquête sur l’évolution littéraire :
Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole. (…) Il doit y avoir toujours énigme en poésie, et c’est le but de la littérature, – il n’y en a pas d’autres, – d’évoquer les objets [82].
Huysmans rapproche donc la conception catholique du symbole de l’« énigme » que l’esthétique mallarméenne conçoit comme le principe même de la poésie. Aussi le caractère éminemment symbolique de La Cathédrale en fait-il un acte profondément poétique. Pour Huysmans, la meilleure manière de manifester le divin dans l’écriture est ce roman-poème consacré à la symbolique de la cathédrale de Chartres, chef-d’œuvre de l’art sacré médiéval.
Ainsi, les écrits de Huysmans consacrés à l’art religieux témoignent d’un déséquilibre entre la critique d’art et son objet : si la peinture a le pouvoir de représenter l’invisible sous les espèces du visible, la littérature peine à rendre compte de ce processus de matérialisation de l’intangible. Huysmans n’a de cesse de souligner ses difficultés, moins pour se prévenir de toute objection puisée dans le lieu commun de l’incommunicabilité de la peinture, que dans le but de poser le problème esthétique de la représentation du divin.
Aussi, ce sont non seulement ses goûts picturaux, mais aussi ses limites en tant que critique d’art, qui informent sa poétique romanesque. Le langage de Huysmans sur l’art cherche à imiter la manière qu’a la peinture d’appréhender le réel, et c’est dans son œuvre romanesque qu’il parvient le mieux à rendre compte de l’art sacré, en spiritualisant le naturalisme zolien dans Là-Bas, puis le symbolisme mallarméen dans La Cathédrale.
[66] Ibid., p. 11.
[67] M. Bernardi, « Figurations du Christ : religion et esthétique chez Huysmans », art. cit., p. 1.
[68] Marina Bernardi lit également dans l’hagiographie Sainte Lydwine de Schiedam un exemple littéraire de défiguration à force d’excès de matière, pour aboutir à une transfiguration en une essence immatérielle : « Le naturalisme de Huysmans déchire et ouvre avec une violence inouïe le corps de Lydwine, et ce corps saturé de mal se recompose, au moment de la mort, dans un halo de splendeur. » (M. Bernardi, « Figurations du Christ : religion et esthétique chez Huysmans », art. cit., p. 10).
[69] F. Lucbert, Entre le voir et le dire. La critique d’art des écrivains dans la presse symboliste en France de 1882 à 1906, Presses Universitaires de Rennes, 2005, pp. 206-207.
[70] Ibid., pp. 244-245.
[71] « Charles-Marie Dulac », De tout (1902), OC, t. XVI, pp. 131-132, je souligne.
[72] La Cathédrale (1898), chapitre XII, OC, t. XIV**, p. 138, je souligne.
[73] En Route (1895), chapitre I, OC, t. XIII*, p. 14.
[74] « Charles-Marie Dulac », De tout (1902), OC, t. XVI, p. 140.
[75] Ibid., p. 133.
[76] P. Glaudes, « Symbolisme et "jeu de langage esthétique" dans La Cathédrale », art. cit., pp. 297-298.
[77] « Le Couronnement de la Vierge de Fra Angelico au Louvre », Pan, supplément français, n°4-5, décembre 1895 ; « Peinture religieuse (Tissot) », L’Echo de Paris, 24 novembre 1897 ; « Musées d’Allemagne (Stephan Lochner et les primitifs allemands) », L’Echo de Paris, 15 décembre 1897 ; « Musée (La nativité de Van der Weyden au Musée de Berlin) », L’Echo de Paris, 2 février 1898.
[78] La Cathédrale (1898), chapitre XII, OC, t. XIV**, p. 138, je souligne.
[79] La Cathédrale (1898), chapitre IX, OC, t. XIV*, p. 339.
[80] P. Valéry, « Durtal », Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 752.
[81] La Cathédrale (1898), chapitre V, OC, t. XIV*, pp. 157-158.
[82] J. Huret, Enquête sur l’évolution littéraire (1891), éd. D. Grojnowski, Paris, José Corti, 1999, pp. 103-104.