William Burroughs et le cut-up,
libérer les « hordes de mots »

- Benoît Delaune
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Fig. 6.

      Resté confidentiel, tout le travail de William Burroughs sur les scrapbooks a été souvent mésestimé. Il faut attendre 1984 pour voir apparaître dans The Burroughs File des reproductions noir et blanc de quelques collages. Il faut cependant noter qu’entre 1964, publication de Nova Express, et 1970, parution de The Wild Boys, Burroughs ne publie aucune longue fiction. Son travail s’axe essentiellement autour des textes publiés en revue (textes didactiques et courts textes de fiction) et des scrapbooks. Son seul travail officiel, si l’on peut dire, consiste en plusieurs remaniements de The Soft Machine et de The Ticket That Exploded. C’est dire la grande importance qu’il faut accorder aux travaux éparpillés durant cette période, selon un processus de dissémination dans un nombre incalculable de revues. Ainsi que James Grauerholz, le secrétaire de Burroughs, l’a noté dans sa préface de The Burroughs File,

 

After Naked Lunch, Burroughs began to receive numerous requests for material from the « little magazines » that sprang up during the period. In fact, the William S. Burroughs Bibliography, 1953-1973 (University of Virginia Press) reads like a Who’s Who of littles magazines and underground publishers around the world. Burroughs’ principal literary output between 1962 and 1969 appeared in these obscures places, and most of the pieces collected in The Burroughs File date from that period. The Wild Boys (Grove Press, 1970) marked his return to full-length works [27].
A la suite du Festin nu, Burroughs commença à recevoir de nombreuses demandes de matériel de la part des « petites revues » qui champignonnèrent durant cette période. En fait, The William S. Burroughs Bibliography, 1953-1973 (University of Virginia Press) [écrite par Barry Miles] peut se lire comme un Who’s Who des petites revues et des éditeurs underground. La principale production littéraire de Burroughs entre 1962 et 1969 apparut dans ces espaces confidentiels, et la plupart des textes compilés dans The Burroughs File datent de cette période. Les Garçons sauvages (Grove Press, 1970) marqua son retour à des travaux plus longs [nous traduisons].

 

Le travail de William Burroughs se situe donc à cette époque sur d’autres terrains que ceux de l’édition classique, et il repousse les limites des formes éditoriales. Burroughs se concentre en effet sur les scrapbooks, ainsi que sur les épissures (collages sur bande magnétique) et les films. Il s’oriente donc à la fois vers la sphère graphique, visuelle et la sphère sonore. En définitive, le travail de collage de Burroughs trouve son achèvement dans l’Œuvre croisée (The Third Mind, 1976), réalisée en collaboration avec Brion Gysin.
      Le déplacement accompli par Burroughs dans sa production artistique des années soixante est tout aussi emblématique de la modernité que la présence de la grille que nous avons notée précédemment. En effet, une bonne partie des textes de Burroughs publiés en revue durant cette période obéit à une logique autre que ne le feraient de simples essais ou fragments d’un livre en cours. Il s’agit avant tout de textes en train de se faire, qui donnent à voir au lecteur les entrailles de l’écriture de Burroughs, ou plutôt le cœur des expériences qui motivent l’écriture ; écriture qui devient alors le support de quelque chose qui l’excède.
      Cette volonté de dépassement du support écrit, nous pouvons la retrouver à l’œuvre également dans des textes postérieurs. Par exemple, il est intéressant de voir que Burroughs, après la Trilogie, se lance dans ce qui aurait dû être le scénario d’un film, The Last Words of Dutch Schultz, mais qui finalement restera un livre, intégrant un découpage scénaristique et des indications de tournage. Il en subsiste des traces dans la deuxième version du livre, puisqu’à chaque page de texte vient répondre une page d’images (fig. 6), sur le même principe que la toute première version du texte, The Dead Star [28]. Ce sont, pour la plupart, des photos tirées d’archives journalistiques des années trente, qui montrent Dutch Schultz sur son lit de mort, le krach boursier de Wall Street, ou bien encore l’actrice Lilian Gish. Burroughs réitère en 1979 avec un court livre intitulé Blade Runner, A Movie [29] (nous pourrions traduire ce titre par « Le Passeur, Un film »), dont les courts chapitres sont encadrés par le dessin d’une pellicule.
      Toutes ces stratégies doivent être vues comme le moyen pour Burroughs d’échapper à son rôle d’écrivain, et d’emmener l’écriture vers des territoires différents. Par le fait de souligner son support (les grandes pages quadrillées des scrapbooks), par l’inscription du texte dans un environnement d’images, Burroughs essaye bien de réaliser cette hétérotopie (un « lieu sans lieu »), c’est-à-dire de produire un discours sur le monde capable d’avoir un effet direct sur celui-ci, de le remodeler en un monde sans instruments de contrôle, sans la lecture de la première ligne à la dernière, de gauche à droite, un monde conforme au chaos et à la confusion décrites par Burroughs tout au long de la Trilogie. Cette volonté utopique, d’un lieu sans lieu pour la littérature, semble n’avoir pas abouti et a concouru sans doute à la production d’un texte qui n’en finit pas de pointer « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » [30]. C’est probablement ce que Burroughs essaie de montrer en 1969 lorsqu’il déclare à Daniel Odier :

 

I think that the novelistic form is probably outmoded and that we may look forward perhaps to a future in which people do not read at all or read only illustrated books and magazines or some abbreviated form of reading matter [31].
Je crois que la forme romanesque est probablement dépassée et que nous pouvons sans doute nous attendre à un avenir dans lequel les gens ne liront plus du tout ou ne liront que des livres illustrés, des revues ou quelque forme abrégée de lecture [32].

 

      Cette volonté de sortir de l’objet-livre et de la forme romanesque est significative du travail de Burroughs autour du cut-up et de ses dérivés. Les textes produits par cut-up et insérés tout au long de la Trilogie deviennent alors les indices d’un espace textuel morcelé, couturé, passé au travers d’une grille. L’apparent chaos qui semble régner dans The Naked Lunch et la Trilogie a souvent été rapproché de la biographie de son auteur. On a souvent voulu voir dans l’écriture de Burroughs celle d’un héroïnomane. Celui-ci s’est en souvent défendu, arguant dès la préface de The Naked Lunch, « Deposition : Testimony Concerning a Sickness » [33] (traduit en français par « Témoignage à propos d’une maladie ») que son écriture n’était pas celle d’un drogué, mais bien plutôt l’écriture de la drogue, une écriture du corps dont le métabolisme est gravement perverti et perturbé par les injections quotidiennes. Cette interprétation, très marquée, du texte vu comme un corps soumis à divers changements, doué d’un métabolisme propre, éclaire la vision que Burroughs porte sur le monde et l’écriture à travers le cut-up. En effet, dans les textes cut-up, apparaît constamment l’image du corps dépossédé de lui-même, ainsi qu’une multitude d’images médicales qui entretiennent un rapport très fort avec le procédé du cut-up en lui-même. Dans ce sens, le texte acquiert bien un statut graphique important, les mots écrits deviennent des organismes menacés par la maladie du tout-écrit, voire de la littérature.

 

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[27] Préface de The Burroughs File, Op. Cit., pp. 9-10.
[28] The Last Words of Dutch Schultz, version 2, parue en 1975 chez Viking, New York. The Dead Star, in My Own Mag, n° 13, août 1965 ; The Dead Star, Nova Broadcast, San Francisco : 1969 (non paginé). Traduit par Jean Chopin sous le titre Etoile morte aux pages 111-123 du recueil Révolution électronique, Champ libre, Paris, 1974.
Outre l’entrelacement constant du « peindre », de l’« écrire » et du « dessiner » que pratique Michaux, il serait également intéressant de pointer l’incidence du graphô initial. En effet, toute sa démarche ne repose-t-elle pas sur ce souhait d’écorcher, d’égratigner la langue et ses signes conventionnels ?
[29] Paru chez Blue Wind Press, Berkeley, 1979. A noter que Burroughs emprunte ce titre et certains personnages à un livre d’Alan E. Nourse intitulé The Blade Runner. Le cinéaste Ridley Scott réitèrera le procédé en 1982 en intitulant Blade Runner son adaptation cinématographique de la nouvelle de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheeps ? », et en mentionnant au générique de fin qu’il emprunte son titre au livre de Burroughs !
[30] M. Foucault, « Des espaces autres », art. cit., pp. 755-756.
[31] W. Burroughs, The Job, New York, Grove Press, 1970, p. 27.
[32] Ibid, p. 45.
[33] W. Burroughs, The Naked Lunch, Londres, Paladin, 1986, pp. 9-16.