William Burroughs et le cut-up,
libérer les « hordes de mots »

- Benoît Delaune
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Fig. 1.

      L’écrivain américain William Burroughs (1914-1997), utilisateur du procédé de cut-up ou découpage-remontage de textes de toutes origines (initié par le peintre Brion Gysin, fig. 1), a mis en pratique dans des politiques éditoriales et textuelles précises un questionnement constant du rapport du texte avec l’image. Ainsi, par le morcellement syntaxique mais aussi graphique du texte sur la page, l’univers littéraire de William Burroughs est significatif par moments d’une mise en crise du signe, de la lettre, de l’idée même de langue ou de « langage ». Proclamant que « le mot est maintenant virus » [1], l’auteur s’est employé à inoculer, de façon symbolique comme d’une manière graphique, un « vaccin » dont les effets sont visibles dans la cohérence textuelle comme dans les aspects formels du texte.
      Bien plus, les années 1960 ont vu chez Burroughs deux espaces de publication : l’un, « officiel », de « romans » ou textes narratifs chez des éditeurs importants (la fameuse Trilogie qui comprend The Soft Machine, The Ticket That Exploded et Nova Express) [2] ; l’autre, de dissémination, dans des revues ou « fanzines », de curieuses pages où le texte est mis en concurrence directement avec l’image, dans une mise à plat surprenante de la notion de « signe », de « message » et de chaîne signifiante. La lettre y acquiert alors un statut différent, iconique : ni calligramme, ni poésie visuelle ou concrète, ces « textes » de Burroughs montrent bien une certaine forme de crise de la lettre comme instrument de traduction de l’image (le signe alphabétique) au discours (le texte). Nous nous proposons donc, à travers plusieurs exemples tirés des livres « officiels » de Burroughs mais aussi d’espaces de publication plus confidentiels, d’étudier cette mise en crise, qui fonde un espace textuel surprenant, sorte « d’hétérotopie » qui transporte la langue dans un entre-deux instable et fondateur.

 

Excéder les limites de l’espace-livre

 

      Le cut-up, en tant que procédé scriptural, a permis à William Burroughs, dans les années 1960, d’injecter dans le texte littéraire une dimension autre. Nous ne comptons plus les critiques ou écrivains qui dénoncèrent à l’époque l’écriture cut-up de Burroughs comme une « mort » du texte, voire de la « plomberie » (Samuel Beckett, selon les propos de Claude Pélieu [3]). L’application sur le texte littéraire d’une technique intégrant une dimension aléatoire a paru alors comme extrêmement violente et transgressive. Depuis, le procédé du cut-up a été reconnu et largement utilisé, sous des variantes diverses par des auteurs très différents (par exemple Kathy Acker, et pour la France Claude Pélieu, Michel Vachey, Olivier Cadiot, Christian Prigent, Denis Roche et bien d’autres). Le cut-up, reconnu aujourd’hui comme un procédé fondateur et important dans l’écriture moderne, nous semble caractéristique avant tout de la mise en place d’un décalage, de la désignation dans la fiction d’un espace autre, c’est-à-dire d’une hétérotopie textuelle, dans le sens d’une volonté de repousser les limites du livre.
      Reprenons la définition fondatrice de Michel Foucault, élaborée en 1967 (au moment où William Burroughs révise une dernière fois les deux premiers tomes de sa Trilogie), lors d’une conférence sur l’architecture et l’espace :

 

Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies [4].

 

      Un lieu qui symbolise bien à la fois l’hétérotopie et l’utopie, selon Foucault, est le miroir : il est ce « lieu sans lieu » où se reflète l’individu, qui à la fois n’est pas, réellement, dans le miroir, et y est, puisque c’est dans ce lieu qu’il peut découvrir l’espace où il se trouve. Par analogie, les textes cut-up de William Burroughs se situent justement entre l’utopie et l’hétérotopie, dans une réflexivité. Par exemple, pour en rester aux livres publiés de façon classique, chaque tome de la Trilogiedésigne les autres, par l’usage qu’il fait d’un socle commun de matériau, et dans le même temps reflète lui-même, ses spécificités. Au niveau textuel, The Soft Machine par exemple désigne à la fois lui-même, et les deux autres livres. En somme, chaque livre est contenu en partie dans les autres et contient en partie les autres. Nous ne mentionnons même pas des textes disséminés en revue (que nous étudions dans la deuxième moitié de cet article), où le matériau semble s’auto-générer et se répéter en permanence à partir d’une machine à texte mais aussi d’une matrice d’images graphiques et de figures géométriques qui fournirait des éléments fondateurs à partir d’une sorte de socle commun.
      C’est donc bien d’une sorte d’hétérotopie au niveau textuel qu’il est question : par l’emploi du cut-up, Burroughs fabriquerait un texte hétérotopique, un texte désignant d’autres espaces textuels que lui-même. Pour aller dans le sens de l’hétérotopie et plus loin que les seules notions d’intertextualité et d’intratextualité, on peut avancer que le texte hétérotopique burroughsien, fonctionnant par la désignation systématique d’autres textes, remet en cause constamment la notion d’origine : il se présente comme un texte composé d’une mosaïque infinie d’autres textes, voire comme un texte dont les origines sont perdues, un texte sans origine. Cela va bien dans le sens d’une notion de texte fondateur ou Ur-texte [5]. Par ce brouillage des origines, le texte burroughsien se situe dans un espace autre. Pour reprendre les mots de Foucault, il figure une « sorte (…) d’utopie (…) effectivement réalisée […] » [6], l’espace qu’il représente étant « contesté (…) et inversé […] » [7]. Le texte bascule alors de l’hétérotopie vers une forme d’utopie, l’utopie d’un texte sans créateur, qui s’auto-génère, à l’image du collage plastique où la notion d’origine du matériau peut être problématique.

 

>suite

[1] William Burroughs, Le Ticket qui explosa dans Trilogie, Paris, Christian Bourgois, 1994, pp. 205-206.
[2] W. Burroughs, The Soft Machine, Paris, Olympia Press, « The Traveller’s Companion », 1961. Deuxième version remaniée, New York, Grove Press, 1966. Troisième version, remaniée, 1968, Londres, Calder & Boyars ; The Ticket That Exploded, Paris, Olympia Press, 1962. Deuxième version remaniée, 1963, Olympia. Troisième version, plus largement remaniée, 1967, Grove Press. Quatrième version publiée à Londres en 1968 par Calder & Boyars ; Dead Fingers Talk, Londres, John Calder Publisher, 1963. Jamais traduit en France ; Nova Express, New York, Grove Press, 1964 ; j’utilise, pour la version traduite, le volume simple Trilogie (La Machine molle, Le Ticket qui explosa, Nova Express), traductions de Claude et Mary Beach-Pélieu, Paris, Christian Bourgois, 1994 ; pour les textes originaux, les éditions Grove Press sont utilisées.
[3] « Le Retour du mec-à-collages », entretien avec Bruno Sourdin, dans la revue L’Œil carnivore, n° 5, Wissous, pp. 46-51. Repris dans le livre de Claude Pélieu Je suis un cut-up vivant, éditions l’Arganier, Paris, 2008, pp. 112-118.
[4] M. Foucault, « Des espaces autres », dans Dits et écrits, 1954-1988, tome 4 (« 1980-1988 »), NRF-Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 1994, pp. 755-756. Première publication dans le numéro 5 de la revue Architecture, Mouvement, Continuité, octobre 1984, pp. 46-49.
[5] Nous avons étudié cette notion de Ur-texte dans un autre article : « Texte itératif et stéréotypes chez William Burroughs : de l'intertextualité à l'autostéréotypie », Cahiers de narratologie, Université de Nice, n°14 « Stéréotype et narration » (décembre 2009).
[6] M. Foucault, « Des espaces autres », art. cit., p. 755.
[7] Ibid.