Pour moi, le dictionnaire de Normand constitue, par ses ornements, une étape marquante dans l’évolution de cette assiette culturelle présumée. Au lieu de présenter les iconophores dans un ensemble harmonieux, le Normand les insère dans une grille, les isole les uns des autres, les encadre, les quadrille. Les bandeaux ne sont ni portraits, ni paysages ; ils sont presque comme une liste : tableur et non pas tableau. Le connotatif le cède au dénotatif. On ne demande pas au lecteur de visiter le monde, pas plus son monde, son palazzo mentale. On ne lui demande plus de rêver. Il doit plutôt remplir des cases. Au concret comme au figuré.
Dans les décennies qui suivront, d’autres dictionnaires français prendront la relève et accentueront ce changement progressif d’optique, ce rétrécissement de l’assiette culturelle présumée.
Par d’autres caractéristiques encore, ces iconophores du milieu du XXe siècle annoncent la fin prochaine de cette forme d’ornementation : la présence de grands aplats noirs, le fait que la lettre-icône quitte le centre qu’elle avait honoré depuis des siècles, la disparition des noms propres iconophoriques.
Ce n’est pas que les Français ne sont plus, à partir du milieu du XXe siècle, à même de déchiffrer les ornements iconophoriques du dictionnaire, mais plutôt que le dictionnaire ne leur demande plus cet engagement poétique, fantasmatique, ludique. « On n’est pas là pour rigoler » pourrais-je dire facétieusement ! Mon sentiment est que la rigueur qui caractérisait la linguistique naissante au début du XXe siècle, son exactitude, sa nature de « science » et le besoin de l’affirmer telle, ont entraîné des mutations remarquables, non seulement dans le texte du dictionnaire, mais également dans son ornementation. Avant de disparaître pendant la seconde moitié du siècle, l’iconophore décline : il est mis en cage, il est objectivé ; sa richesse évocatrice s’étiole, les champs sémantiques se restreignent. C’est quand l’ornement, au lieu de faire appel au monde, fait appel au dictionnaire, qu’il disparaît.
Tout ce développement pour présenter ce charmant dictionnaire comme le début de la fin de l’iconophore. Heureusement, Christian Lacroix est venu remettre l’iconophore à la page avec le Petit Larousse de 2005 [39]. Que cela ne m’empêche pas d’orienter votre regard, en conclusion, sur quelques délicieux iconophores du dictionnaire d’Yvetot, qui vous convaincront que les ornements n’étaient pas vraiment, non vraiment pas, « pour enfants » :
Et je vous laisse vous battre sans assistance avec les dernières lettres de l’alphabet. Si vous avez besoin d’aide, envoyez-moi un courrier électronique !
[37] Le nom propre est particulièrement puissant auprès du lecteur. Prenez, par exemple, la colonne de Juillet qui figure dans le bandeau du J du Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse : elle est un élément du paysage urbain du Paris quotidien, mais elle concrétise un événement dont nombre de lecteurs se souviennent de façon tout à fait personnelle. En un mot, les noms propres possèdent des connotations nombreuses et à tiroir, alors qu’identifier une mouche par exemple ne crée guère de renvois mémoriels nationaux chez le lecteur ; le lecteur reconnaît, mais ne s’y reconnaît pas.
[38] Dans l’édition de 1936, la moyenne avait été d’environ 20 iconophores par ornement.
[39] L’échange de correspondance entre le styliste et moi-même à ce propos fait partie de l’exposition ART DICO. Voir également mon article publié dans Communication & Langages.
Bibliographie
Le Men, Ségolène
1984, Les Abécédaires français illustrés du XIXe siècle, Paris, Promodis
van Male, Thora
2001 : « French Windows : the Ornamental Headpieces in French Dictionaries », Dictionaries, Journal of the Dictionary Society of North America. n°22.
2002 : « L’Illustration ornementale dans les dictionnaires français », Cahiers de Lexicologie, n°79.
2004 : « Birds of a Feather ? Ornamental Illustrations in the Pequeño Larousse and Petit Larousse dictionaries », Dictionaries, Journal of the Dictionary Society of North America. n°24.
2005 : Art Dico, Paris, Editions Alternatives.
2005 : « La lettre ornée dans les dictionnaires : le Chemin de Lacroix », Communication & Langages, n°144.
2006-2008 : rubrique mensuelle dans Le Magazine du bibliophile.
2007 : L’Esprit de la lettre : la vie secrète de l’Alphabet, Paris, Editions Alternatives.
2008 : De A à Z : La Lettre dictionnaire, Bibliothèque municipale de Grenoble.
2009 : « Dessins et desseins : l’illustration ornementale du Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse », Actes des deuxièmes journées allemandes du dictionnaire, pp. 307-320.