Fig. 8. David Cronenberg, Spider, 2002, 0 : 47 : 46
Fig. 9. M. C. Escher, Ruban de Moebius II, 1963,
gravure sur bois (3 planches), H. 0,20 m ; L. 0,45 m.
Dans une des séquences du film remémorée par Spider, Bill retrouve Yvonne au pub. Il propose de la rejoindre quelques instants plus tard dans les jardins. Spider regarde la scène, assis au comptoir ; il sort son carnet pour y griffonner quelques notes [14], comme il le fait tout au long de la diégèse (fig. 8). La présence incongrue du carnet – objet appartenant au monde actuel – dans un des souvenirs de Spider – présenté comme un monde virtuel – est inexplicable. En transgressant les strates narratives, le carnet emporte avec lui une part de sa matérialité dans le monde métadiégétique.
Ce passage improbable d’un objet d’un monde à un autre, rappelle les effets d’une figure narrative bien connue depuis Gérard Genette, la métalepse [15]. Consistant en une « transgression délibérée du seuil d’enchâssement » [16], la métalepse permet de mieux comprendre les jeux d’inversion des caractéristiques spatiales propres à chaque niveau narratif, et en particulier le phénomène de diégétisation de la métadiégèse produit par le voyage du carnet d’un monde à l’autre. Cette transgression fait hésiter le spectateur entre l’impression de se trouver devant une image actualisée de Spider dans le passé – c’est-à-dire que ce carnet l’aurait suivi un instant dans ses souvenirs –, et une image actuelle de lui qui aurait ramené, avec lui, « du » passé dans le présent - soit le décor de ses souvenirs. Lors de cette confusion troublante, on ne sait finalement plus ce qui, du carnet ou du décor, est métaleptique puisque dans le contexte, aucun des éléments du décor et des objets qui suivent les personnages ne semblent anachroniques. On ne sait plus à quel monde appartiennent le personnage, les objets et décors qui l’entourent.
Cette indétermination des différents niveaux de diégèse produit un phénomène d’inversion des fonctions temporelles de chaque univers. Le présent semble froid, immobilisé, figé. Les tonalités blafardes des images du monde diégétique contribuent à ce sentiment d’inquiétude qu’il provoque. C’est un présent sans mémoire, qui s’éternise. En revanche, le niveau présenté comme le passéde Spider semble avoir pris les caractéristiques du présent : il est fugace, en perpétuel mouvement et Spider peine visiblement à en garder la moindre trace. La diégétisation de ce niveau narratif pourtant enchâssé lui fait prendre un aspect quasiment palpable : les couleurs brunâtres des images du passé rendent ce monde presque chaleureux et rassurant.
La structure chronologique du film n’est pas étrangère à cette inversion des fonctions de chaque niveau narratif. L’impossible détermination du début réel du récit et par conséquent de sa fin encourage une temporalité circulaire : à ne pouvoir garder de trace concrète du passé, Spider se voit condamné à le revivre sans cesse, ce que suggère le plan final du film. Après avoir tenté de tuer Mme Wilkinson dans son sommeil, Spider est renvoyé à l’asile d’où il sortait au début du film. Dans la voiture qui vient le chercher, Spider regarde par la fenêtre. A ce moment, en surimpression, c’est le visage de Spider-enfant que l’on voit à la place de celui de l’adulte. Le circuit narratif est bouclé : l’histoire se répète et Spider le subit sans pouvoir l’interrompre.
Loin de permettre d’ordonner ses souvenirs, l’écriture, telle qu’elle se présente dans le film,semble encourager une temporalité sans début ni fin, à la manière du ruban de Moebius (fig. 9) [17]. Au moment où le film commence et où le processus de remémoration débute, le cahier semble déjà plein d’annotations anciennes. Avant qu’il ne commence à noter les signes dans le cahier, la première action de Spider consiste à chercher dans les pages précédentes des annotations sur lesquelles il pourrait faire reposer le texte à venir. L’écriture de souvenirs a visiblement déjà eu lieu et elle se répète sous nos yeux. En empêchant l’organisation des souvenirs, l’écriture les fait revenir indéfiniment sans qu’il soit possible de laisser une trace tangible, quelque chose sur lequel il serait possible de s’appuyer pour baser le récit futur de Spider. Elle ne fait que laisser les stigmates des tentatives vaines du personnage à se rappeler un passé qui lui échappe. L’écriture de la lettre échappe ainsi à sa fonction de captation du présent malgré l’évidente volonté que met Spider à organiser le récit.
Finalement, la lettre, en tant que pur signe graphique, produit une fêlure au sein du régime cristallin des images unissant représentation de l’écriture du souvenir et représentation du souvenir-même. Cette béance permet à Spider de prendre le spectateur dans l’arantelle de son récit. Constatant la dislocation de ses souvenirs, Spider se trouve contraint de tisser une trame logique afin d’en combler les déficiences : il manipule et associe des bribes de nature hétérogènes en tentant de se persuader et persuader le spectateur de la cohérence de l’histoire.
Pourtant la structure narrative circulaire et régressive du film prouve que c’est Spider qui se trouve piégé au centre de la toile qu’il a tricotée autour de lui.
La nature métaleptique du récit se fait l’écho de cet improbable et inopérant montage effectué par Spider, rendant la lecture difficile pour le spectateur tant le vide de sens laissé par la fracture entre l’image de la lettre et celle du sens qu’elle feint de sous-tendre désorganise en profondeur la logique du film.
[14] Dans la scène représentée par la figure 8 ci-contre, Spider-adulte, au second plan, écrit sur son carnet, tandis que Bill entre dans le pub. On trouve le même type de transgression entre la scène 0 : 48 : 56 et une autre scène (0 : 51 : 27). Il existe aussi un exemple similaire juste après le meurtre de sa mère, lorsque Spider regarde son père enterrer sa mère dans le potager.
[15] G. Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004.
[16] G. Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 58.
[17] M. C. Escher, L’Œuvre graphique, Cologne, Taschen, 1989.