Fig. 5. David Cronenberg, Spider, 2002, 0 : 41 : 50
Fig. 6. David Cronenberg, Spider, 2002, 0 : 41 : 52
Fig. 7. David Cronenberg, Spider, 2002, 0 : 27 : 20
Il peut aussi envisager la proposition suivante qui, de loin, serait la plus vraisemblable : les images correspondant au récit écrit seraient fantasmées, elles seraient le fruit de l’esprit malade de Spider. La thématique pathologique présente dans le film corroborerait de façon évidente cette proposition mais rien ne permet ici de circonscrire la zone d’action de cette seconde proposition par rapport à la première : il est impossible de délimiter la part de fantasme de celle de passé réellement vécu par Spider.
Les images correspondant au récit écrit peuvent aussi être vues comme le fruit d’un évènement inexplicable qui permet à Spider d’aller physiquement visiter un de ses souvenirs. Dans ce cas, les deux univers seraient tout aussi actuels l’un que l’autre. Mais le genre fantastique poserait de nouveaux problèmes de logique narrative auquel le film ne répond pas.
En dépit des indices étayant l’une ou l’autre des ces hypothèses – non exhaustives – rien ne permet au spectateur d’arrêter une décision définitive qui fournirait au film une structure valable et rationnelle.
Finalement, le défaut de sens que la lettre assigne à la face virtuelle du récit du passé à travers le rapport qu’elle entretient avec elle, constitue une clef de lecture manquante au spectateur tentant de reconstituer la structure narrative du film par la hiérarchisation des niveaux narratifs. Le spectateur, désorienté, ne peut que se laisser guider par un personnage qui lui fait partager un voyage dans son labyrinthe mental.
Spider tente de reconstituer son passé fugace, en l’ordonnant et le rationalisant. Le récit, tel qu’il est illustré dans une des séquences par la métaphore du puzzle, semble pourtant être composé de pièces qui ne s’imbriquent pas, contrairement au désir d’organisation de ses souvenirs dont le carnet, constituant lui-même un puzzle, est la preuve.
Une des séquences du film nous amène dans un souvenir d’enfance de Spider. Celui-ci y voit sa mère se regarder dans la glace en admirant la lingerie qu’elle vient d’acheter afin de séduire son mari (fig. 5). Cette scène ne semble pas pouvoir s’insérer dans le montage opéré par Spider jusqu’alors, qui ne nous avait donné à voir qu’une relation sans cesse plus détériorée entre Bill et Mme Cleg.
De retour à la pension de Mrs. Wilkinson dans le monde actuel, alors qu’il tente vainement de reconstituer un puzzle (fig. 6), Spider constate la gêne qu’occasionne cette scène dans son montage mental du passé : « Ça va pas. Ça va pas du tout. Ça va pas….mais on va faire aller ». « On va faire aller » : cette formule, si elle a de quoi étonner par son impénétrable signification, signale sans équivoque la volonté du personnage de maîtriser un récit qui lui échappe constamment puisque les pièces ne s’imbriquent pas parfaitement. Dans la scène suivante, en détruisant rageusement le puzzle qu’il assemblait, Spider transpose par cette action sa volonté de faire littéralement table rase afin d’effacer de sa mémoire le souvenir encombrant de possibles ébats charnels entre ses parents auquel son scénario mental ne souhaite pas faire de place. Pourtant cette séquence si vivement reniée est probablement la seule à illustrer une réalité objective d’un passé qui nous est donné à voir sans cesse transformé et dénaturé.
Refusant de se figurer la scène originaire dont il est le fruit, il la balaye purement et simplement d’un revers de main. La crise identitaire subie par Spider en l’absence d’une représentation de sa filiation, lui fait tenir à la fois le rôle de personnage principal et celui d’inventeur de sa propre histoire. Il n’est pas étonnant alors que dans le récit personnel dont il est le centre et l’origine-même, aucune relation entre ses parents ne puisse s’établir, autre que celle, grotesque, du « plombier et de la prostituée ».
La lettre, vidée de sens, permet à Spider d’orienter le récit à sa guise, mais également d’inventer les pièces manquantes de son histoire. On le voit ainsi reconstituer des images d’un passé auquel il n’a vraisemblablement pas pu assister. Dans une des séquences du film, Mme Cleg vient chercher Bill au « dogg & beggar » après une dispute. Elle laisse Spider à la maison. La scène se poursuit dans le pub puis dans les jardins ouvriers où Mme Cleg trouve enfin son mari avant que ce dernier ne la tue. Quoique les images soient présentées par le film comme des souvenirs, la logique de la scène rend impossible la présence de Spider-enfant sur les lieux visités par Mme. Cleg la nuit de son meurtre. Ces images ne peuvent donc qu’être fantasmées par lui.
C’est donc en démiurge que Spider tente d’organiser son récit lorsque celui-ci ne lui convient pas. Dans son délire pathologique, il édicte le sens – la signification, l’agencement, l’organisation et la logique – à donner au récit de son passé afin de lui conférer une épaisseur, une consistance.
L’écriture se présente comme un moyen de faire naître, sous nos yeux, un passé dont Spider lui-même ne semble pas vraiment se souvenir. En effet, la nature de la lettre qui, nous l’avons vu, se caractérise dans le film par sa faculté, à travers sa matérialisation sur le carnet de Spider, de convoquer avec elle sa face virtuelle, a pour principale fonction de donner au passé dont elle se fait le signe tangible, une existence physique. Ce passé possède une matérialité troublante, au point que Spider-adulte peut y déambuler sans que le grain et la texture de l’image ne fassent de différence entre lui et sa représentation d’enfant (fig. 7) [13]. Cette absence de différence de traitement de l’image entre ces deux illustrations d’un même personnage appartenant pourtant à deux univers distincts caractérise la sensation de réalitééprouvée par Spider face aux souvenirs qu’il s’est bâtis. Mais il ne s’en tient pas là. Dans son délire pathologique, Spider fait revenir le passé et lui fait tenir place et lieux du présent : il donne aux images virtuelles les caractéristiques spatio-temporelles des images actuelles.
[13] Dans la figure 7, Spider, en arrière-plan, semble tout aussi actuel que l’image de ses parents et lui-même enfant.