Poésie numérique : matérialité de la lettre
-Giovanna di Rosario
Aurélie Barre et Olivier Leplatre

_______________________________
pages 1 2 3 4 5

Fig. 1. Bruno Nadeau et Jason Lewis,
Still Standing, 2005

Corps à corps

 

A une époque où les déplacements et le mouvement perpétuel agitent la société, Still Standing [4] est une poésie interactive qui, à contre courant, invite le visiteur à rester immobile pour contempler un contenu poétique. L’expérience impose une durée, une durée plus que lente : statique ; elle est à proprement parler une installation (fig. 1).
Avant que l’expérience ne débute, les lettres sont étendues immobiles sur le sol, dans un désordre ou un chaos, image d’un état d’avant le langage. Toutefois, ces lettres sont destinées à s’animer ; elles avancent, comme des feuilles mortes que l’on foulerait du pied, au rythme des enjambées du visiteur. Les lettres d’abord sont agitées par la marche qui donne l’impulsion créatrice, le rythme d’un départ. Mais, au moment où le mouvement s’arrête, où en spectateur cette fois l’on se poste devant l’écran, les lettres prennent leur envol. Légères, dansantes, dans un lent tourbillon, elles quittent le sol et s’ordonnent pour composer un texte. Les lignes incertaines ondulent comme des vagues. Les lettres s’agencent en mots ; elles semblent abandonner leur latence pour décider des mots qui forment à leur tour un texte toujours le même mais dont la spatialité dépend de la silhouette singulière du spectateur captée par un logiciel. Les lettres ne perdent pas totalement leur forme propre et purement graphique : la découpe du corps isole certaines lettres et coupe les mots selon la physionomie de chacun. Le poème sorti de l’informe graphique dessine finalement le corps qui l’a sollicité. Comme à l’origine du dessin selon Pline, le corps de l’aimé en partance pour le combat est retenu par son ombre dans le tracé-caresse de celle qui veut en conformer le souvenir [5]. Mais si le visiteur se remet en marche, les lettres retombent brutalement sur le sol, elles sont ramenées au désordre et aux lettres mortes originelles.

Le visiteur est donc le déclencheur, l’ordonnateur d’une performance poétique et son corps façonne l’œuvre, la module selon ses lignes particulières. Il agit sur l’œuvre qui, à son échelle, trace un portrait unique, un portrait esthésique. La poésie numérique est véritablement interactive : le geste particulier qui la déclenche trouve en définitive son sens dans l’installation poétique qui en redéploie les significations. La performance accomplit certes un trajet qui va de la lettre depuis son état graphique et irrésolu jusqu’au sens qui s’est élaboré dans la silhouette personnelle du spectateur, en ombre chinoise : la poésie numérique s’est moulée selon les formes de son propre corps. Mais elle donne à lire un texte qui, lui, est inconnu au spectateur, dans lequel il ne peut se reconnaître ; venu de chacun, le texte impose pourtant une irréductible altérité, un miroir d’étrangeté :

 

five chapters of addiction for my perpertual commotion bring by brain to a stop the inception of sedation is needed for the waves to break and the spin to reduce letters to litteral the motionless moment hides for my sight to seduce

 

Sans ponctuation ni majuscule, le texte confère à la prononciation hésitante un rythme mécanique, plus attaché à la matérialité des mots et des lettres, à leur prononciation saccadée qu’au sens global. L’insolite aura du corps dans un texte sans rapport avec soi est redoublée par le mystère propre du sens. Le poème numérique fait ainsi découvrir au spectateur un « intime extérieur » [6] : elle émane d’une tension entre le corps du spectateur, acteur sans dessein, et celui du texte, son résultat énigmatique. La projection de soi sur le mur s’accompagne paradoxalement d’une déprise de soi. D’ailleurs, ce n’est pas l’action, le mouvement qui fait advenir la poésie mais au contraire la pause, l’installation immobile prolongée, l’arrêt qui suspend l’être et presque l’hypnotise. Et, au moment précis où le visiteur se fait spectateur de lui-même, il devient lecteur.

L’histoire racontée par Bruno Nadeau est donc celle d’une mise en situation, d’une disposition à la lecture du poème. Le texte inscrit dans le corps projeté, comme un tatouage qui le délimiterait, souligne alors, pour qui peut désormais prendre le temps de le lire, temps à la durée sans terme, la nécessité d’un arrêt du mouvement perpétuel. L’œuvre poétique contraste avec l’instabilité de la réalité humaine, elle arrache un déchiffrement de l’invisible, en contact avec un autre monde en soi, à la dimension d’un texte révélé. Ce texte a été oublié bien qu’il figure en mémoire à l’horizon de notre corps. Photographie mémorielle, radiographie ontologique des lettres présentes en nous, autour de nous comme notre cerne mystique, l’installation délivre le message, même s’il est éphémère, d’un temps intérieur immortel hors des vicissitudes de l’existence : « The inception of sedation is needed for the waves to break and the spin to reduce letters to litteral » grâce auquel le lecteur pourra découvrir « the motionless moment hides for my sight… ». La poésie a besoin de cet espace-temps pour séduire (to seduce) son lecteur, littéralement pour le détourner de lui-même et le conduire à soi (se ducere) au plus près de notre impérissable. L’installation de Bruno Nadeau invente une autre médiation du temps et de l’espace en créant une rencontre inédite et profondément intime entre la lettre, le texte, le corps et la lecture, entre soi et cet autre, fantomatique pour soi, réceptacle de lettres, qu’est le lecteur.

 

>suite
retour<
[4] B. Nadeau, Still Standing, 2004-2005, voir le site de Bruno Nadeau.
[5] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXV, 43.
[6] L’expression est empruntée à H. Meschonnic, La Rime et la Vie, Paris, 1989, p. 273.