L’écriture a cinquante ans de retard sur la peinture. Je me propose d’appliquer les techniques des peintres à l’écriture […] (Brion Gysin)
Treating the words as materials in the same sense the painters work with their materials (Jim Andrews, Correspondences)
La poésie numérique invente ou fait émerger de nouveaux liens entre l’écriture et son image, entre le lecteur et le texte et entre le texte et les modes de production de son sens [1]. Animée et interactive, elle offre un éventail de significations par le dérèglement des normes habituelles de la lecture car, dans son territoire, l’œil ne se contente pas de lire ni de déchiffrer des signes conventionnels régis par les codes usuels de nos pratiques. Il retient les qualités indicielles et iconiques des lettres, s’amuse de la forme du texte mais aussi exploite l’animation, à réseaux multiples, qui organise et active les signes dans l’espace efflorescent de la page. Spatiale et temporelle, mais d’une spatialité protéiforme et d’une temporalité modulable toujours en devenir, la poésie numérique montre et cherche à explorer le rythme pneumatique de la création ; elle met en scène l’acte émergeant de la composition, elle arrange sous nos yeux et pour eux le travail de la création, quand le désordre prend forme, peut encore revenir à sa décomposition pour atteindre de nouvelles unités. Elle repose sur une dynamique de construction-déconstruction et s’effectue selon la matérialité même de son avènement. L’écran révèle ainsi la poïétique du sens. Le poème y est tout ensemble un texte et une image, non pas fixes mais mouvants ; il rend sensible le processus de sa venue au jour en tant qu’événement poétique.
Aussi le support numérique exploite-t-il les virtualités contenues dans le geste poétique : il le pousse à ses limites plastiques et en ouvre apparemment à l’infini les ressources. Prenant en compte la crise du vers et de la dispersion de la prose sous ses avatars discontinus, rompus, fragmentés qu’amplifie la modernité, accentuant la dissémination du sens dans son milieu, page extensible et plurielle, l’e-poetry cultive l’action créatrice des formes sur les bases de leurs bouleversements, en quête d’énergies neuves et d’expériences libres. A sa mesure, soutenue par les inventions technologiques, elle reprend et répercute la rêverie mallarméenne du Livre, ce « chef-d’œuvre inconnu » [2] que l’absence de réalisation a situé dans les limbes d’un avenir incessamment disponible et dont les machines fouillent aujourd’hui l’envie mathématique.
L’enjeu d’une disposition plurielle où se rejouerait sans conclusion le foisonnement du sens, l’engagement du lecteur dans la mutabilité formelle du dispositif, l’interpénétration ou la spécularité du résultat poétique, tout provisoire, et le processus de son émergence, la modification du rapport au temps qui en découle, toutes ces manifestations encore inconnues mais préparées en elle-même par l’œuvre poétique depuis toujours trouvent quelques-uns de leurs actualisations dans le travail, à la fois unitaire et éclaté, de l’écriture numérique. Le coup de dé imaginaire de Mallarmé y fait percevoir son influence, comprise avec plus ou moins d’audace. Mais si le temps n’atteint pas toujours cette dialectique de la continuité et de la simultanéité dont rêvait le poète, si la toile ne plonge pas systématiquement dans le vertige arachnéen de l’entrelacs sémantique promis par le Livre et peut-être impossible au degré où il l’espérait, la visibilité de l’œuvre y connaît à chaque fois une puissante problématisation.
Car les expériences numériques suggèrent d’abord une connexion singulière entre écriture et image d’où se dégagent des complexités de sens, pliés, dépliés, repliés au gré de la danse ou du volume des images textuées ; elles obligent le lecteur à repenser sa relation au moment poétique et à son avènement, elles le convient à l’effort d’une complicité, à une forme d’épreuve [3], au cœur de l’effectuation des hypothèses poétiques. Trois travaux seront pour nous l’occasion d’une réflexion sur ces dialogues, sur leurs modalités et leurs modulations, dont l’écran de l’ordinateur est le support spectaculaire.
L’installation de Bruno Nadeau, Still Standing, prévoit pour sa part une interaction physique entre le lecteur/spectateur et le texte, à partir de laquelle s’élaborent tout à la fois un sens et une image poétiques. Dans Faith, Robert Kendall détaille quant à lui les moments de la création : la poésie numérique construit, littéralement mot à mot, le sens. L’écriture animée, grâce à son dynamisme spécifique, procède comme un feuilleté de sens : à un mot s’ajoute un autre mot qui en modifie la signification et la résonance ; une phrase s’ajoute parallèlement à une autre et décompose ainsi toutes les strates de la signification. Enfin, The Child d’Alex Gopher reprend la forme du calligramme. L’expérience repose sur une tradition graphique à laquelle elle ajoute le mouvement qui en modifie sensiblement les effets. Développant les potentialités iconiques des mots et des lettres, retravaillant la mimésis graphique qui suppose que, matériellement, le mot imite l’objet désigné, s’élabore un véritable récit, où l’animation constitue la forme numérique de la narrativité.
[1] Sur les formes de la poésie numérique, on pourra consulter l’article « Quelles sont les formes de la poésie numérique animée ? » sur le site de L’Observatoire Leonardo des Arts et des Techno-Sciences.
[2] J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 565.
[3] Le Livre devait ainsi « éprouv[er] la foule par les narrations ou réciproquement » (Mallarmé, Le “Livre” de Mallarmé, publié par J. Scherer, Paris, Gallimard, 1957, p. 117).