Fig. 9. K. Schwitters, Poème composé, 1921
Jeu de réduction
Parmi les amis proches de Schwitters, Raoul Hausmann tient enfin une place primordiale. C’est en récitant les Poèmes-affiches de Hausmann que Schwitters donne le coup d’envoi à son grand cycle poétique « Ursonate ». L’épisode est bien connu : lors de leur tournée commune en Tchécoslovaquie (en septembre 1921), Schwitters s’amuse à prononcer la suite rythmique imaginée par Hausmann, en imitant son « accent bohémien » : « fümms bö wö tää zää uu… » [19]. Le résultat en est d’abord un court poème que son auteur nomme « Portrait de Raoul Hausmann » et qu’il retravaille ensuite pendant plusieurs années jusqu’à arriver à une véritable « sonate de sons primitifs ». Par le biais de la récitation, les lettres inscrites par Hausmann sur les grandes feuilles de papier se transforment en sons aux connotations ancestrales. Au fur et à mesure que le travail de Schwitters sur le poème avance, la référence au Poème-affiche de Hausmann se dilue et le texte final est présenté par son auteur comme « le texte abstrait le plus pur » parmi ses nombreux écrits littéraires [20]. De fait, le titre initial, trop figuratif, n’a plus sa raison d’être.
« Ursonate », tout comme d’autres poèmes et œuvres d’art de Schwitters, témoigne de l’intérêt de l’artiste pour la lettre prononcée. Schwitters considère en effet la lettre de l’alphabet non pas comme un graphisme abstrait, mais bel et bien comme un référent constant au langage. C’est parce qu’il vise à créer un nouveau langage plastique que les lettres le préoccupent tellement. Il n’est donc pas étonnant que l’esprit conséquent et systématique de Schwitters déclare les lettres comme le matériau irréductible et essentiel de la poésie (thèse de la « poésie conséquente ») et qu’il cherche à modifier leurs anatomies millénaires pour les conformer à la prononciation contemporaine effective (projet de « l’écriture systématique »).
La thèse de la poésie conséquente (« La poésie conséquente est construite de lettres ») formulée en 1924 n’est qu’un aboutissement d’une longue réflexion menée par Schwitters et d’autres artistes-poètes depuis la fin de la première guerre mondiale. Ainsi les « suites rythmiques » d’un Raoul Hausmann qui consistent en une juxtaposition imprononçable de lettres de la même famille phonétique peuvent-elles, en ce qui concerne leur objectif, être comparées aux « Letterklankbeelden » de Theo Van Doesburg (poèmes faits des lettres annotées de tirets horizontaux ou verticaux) ou aux poèmes élémentaires de Kurt Schwitters. Il s’agissait dans tous ces cas de s’interroger sur l’expressivité des lettres en tant que telles, c’est-à-dire sans qu’elles soient incluses dans des mots connus ou inconnus.
Depuis la révolution motlibriste de Marinetti, de très nombreux avant-gardistes s’intéressaient également à la transcription de leurs poèmes pour les charger d’une dimension plastique particulière. Schwitters, qui évita les excès de la typographie dadaïste, composa certains de ses poèmes de lettres avec un souci indéniable d’insister sur l’épurement graphique. Dans ses Gesetzte Gedichte (Poèmes composés) (fig. 9) ou ses Bildgedichte (Poèmes-images), il expérimente le rapprochement des formes alphabétiques avec les figures géométriques de base. Parmi les plus belles compositions de ce type, on peut mentionner les lithographies Merz Mappe (1923, reproduites dans Merz 3) (fig. 10) ou le collage D on (1922-1925) (fig. 11) qui sont aussi des études abouties sur le rythme dont l’importance pour l’art et la poésie a été soulignée à plusieurs reprises par Schwitters [21].
Dans la seconde moitié des années 1920, le souci permanent de réduction de moyens expressifs (lié à l’attitude élémentariste et à l’art-i) amena l’artiste à repenser totalement l’alphabet. Etudiant de près la phonétique des lettres, il proposa en 1927 « l’écriture systématique » (fig. 12) : un système de signes graphiques qui, construits à l’aide de quelques éléments répétitifs, étaient censés refléter le plus fidèlement possible leur prononciation (en allemand). Les voyelles furent ainsi élaborées à partir de la forme ovale (pour insister sur l’ouverture des cordes vocales), tandis que les consonnes se limitaient à des bâtonnets verticaux munis de petits segments horizontaux dont l’emplacement était dûment étudié. De la sorte, si par exemple, dans l’alphabet latin, les sons gutturaux [g] et [k] ne présentent aucune similitude graphique, dans l’écriture systématique de Schwitters, ces deux lettres sont visuellement construites selon la même logique. L’écriture systématique présente le cas extrême d’une écriture optophonétique dont d’autres exemples, plus lisibles, voient le jour dans les années 1920 et 1930 en Allemagne et en Europe Centrale. Nous pensons notamment à l’écriture opto-phonétique de Jan Tschichold qui proposait, entre autres, d’attribuer les formes graphiques précises aux sons transcrits jusqu’alors par groupes de lettres (comme par exemple « sch »). Le projet de l’alphabet de Wladyslaw Strzeminski (dans le cadre du groupe a.r.) est manifestement mu par cette même volonté de repenser l’alphabet pour l’adapter aux motifs récurrents de la langue.
Le jeu de lettres était pour Kurt Schwitters une préoccupation permanente tout au long des années 1920. Lors de son exil en Norvège (1933-1940), puis en Angleterre (1940-1948), il a pu continuer à construire son art sur ces bases solides qui avaient pour méthode une manipulation ludique du matériau. L’intérêt pour les lettres lui ont permis d’accentuer son approche pluridisciplinaire de la création et de lier intimement son œuvre à sa propre vie, sans porter entrave à la dimension universelle de l’art dont il était un fervent défenseur. Le jeu avec les lettres de l’alphabet accompagnait sa réflexion sur l’abstraction, que ce soit dans le domaine des arts plastiques ou dans celui, indissociable pour lui, de la poésie. Il lui offrait l’avantage de créer des œuvres qui interrogent plutôt qu’elles ne répondent, qui suggèrent plutôt qu’elles n’explicitent, et qui laissent au spectateur-lecteur-auditeur la possibilité de participer au jeu et de deviner, par étapes successives, leur sens secret.
[19] K. Schwitters, « Ma sonate de sons primitifs », 1927, traduit en français dans K. Schwitters, Merz, Op. cit., p. 191.
[20] K. Schwitters, « Moi et mes objectifs », 1930, traduit en français dans catalogue d’exposition Kurt Schwitters, Op. cit., p. 250.
[21] Schwitters parle du rythme par exemple dans « Le rythme dans l’œuvre d’art », 1926 : « l’important en ce qui concerne le tableau, c’est le rythme que fournissent les lignes, les surfaces, le sombre et le clair, et les couleurs, bref, le rythme des éléments de l’œuvre d’art, du matériau », (traduit en français dans Ibid., p. 214.), ou dans « Moi et mes objectifs » : « le moyen et le matériau ne sont pas l’essentiel, ce qui compte c’est l’art qui naît de la valorisation du rythme », (traduit en français Ibid., p. 250).