L’œuvre de Kurt Schwitters (1887-1948), bien que née dans la première moitié du vingtième siècle, continue à séduire les historiens de l’art et les artistes contemporains [1]. Schwitters nous apparaît comme un créateur polymorphe, un homme fascinant, débordant d’imagination et d’humour, et en même temps doué d’une lucidité d’esprit remarquable. Sa carrière peut être étudiée sous plusieurs angles – j’aimerais m’attarder ici sur son rapport ludique avec les lettres de l’alphabet qui sous-tend son œuvre dans les années 1920.
Chapeau sur les pieds : jeu de renversement
En 1918, Kurt Schwitters tente d’approcher le milieu dadaïste berlinois en se présentant à Raoul Hausmann comme un peintre qui « cloue ses tableaux ». Malgré cette définition originale, l’artiste n’est pas admis au sein du Club Dada animé par Richard Huelsenbeck. Cela n’empêche pas Schwitters de repenser profondément sa pratique artistique et de s’inventer un art riche et tenace, en rien inférieur au dadaïsme, qu’il baptise Merz [2]. A peine un an après son échec auprès du Club Dada, Schwitters publie dans la revue renommée de Herwarth Walden Der Sturm son poème « An Anna Blume » (« A Anna Fleur »), se rendant célèbre dans le milieu artistique progressiste. Le poème, dédié à une égérie fictive du nom d’Anna, affiche d’emblée l’intérêt de Schwitters pour l’absurde, le non-sens contrôlé et le jeu linguistique qui rendent toute traduction insatisfaisante. L’artiste chante son amour pour cette « aimée de [ses] vingt et sept sens » qui se promène avec un « chapeau sur les pieds » et qu’on peut « lire par derrière aussi » : « tu es par derrière comme par devant : A – N – N – A ». Ce nom palindromique que Schwitters choisit pour sa muse marque le point de départ d’une pratique de renversement qui jalonne les premières années de la carrière de l’artiste et qui se présente sous des formes variées.
Il est en effet possible de retrouver ce jeu « d’à l’envers » dans d’autres poèmes que Schwitters compose jusqu’au début des années 1920. Schwitters en récite deux lors de sa soirée anti-dada à Prague, assisté de son ami Hausmann : il s’agit d’abord de « Z A » qui n’est rien d’autre que la suite alphabétique à l’envers et de « Cigarren » (« Cigares »), poème composé d’un seul mot qui fait précisément le titre. Dans le poème « Z A » (fig. 1), une lettre fait défaut : c’est la lettre J qui, comme Schwitters le sait certainement, n’apparaît que tardivement dans l’alphabet latin [3]. Ainsi l’omettre volontairement signifie avouer sa recherche des origines du langage et de l’écriture, une quête que Schwitters partage dans cette période historique difficile avec d’autres artistes et poètes [4]. Le poème « Cigarren » (fig. 2) porte le sous-titre poème élémentaire car il s’agit de s’y interroger sur les mécanismes primaires du langage et de sa transcription graphique. Schwitters procède en effet à une déconstruction puis à une reconstruction du mot « Cigarren » selon ce schéma : prononciation du mot entier - lecture syllabique - épellation des lettres - motif central de l’épellation « en cascade » - épellation des lettres - lecture syllabique - prononciation du mot entier reconstitué. S’il n’est pas question ici de lire le mot « Cigarren » à l’envers, le processus de renversement apparaît dans la structure même du poème qui est une véritable mise en abyme de la prononciation tonique des lettres. Le rythme particulier qui en résulte est traduit graphiquement par la lettre « E » que l’on devine telle une silhouette du poème et qui fait certainement référence au terme « élémentaire » figurant dans le sous-titre du « Cigarren ». Ce sous-titre permet d’inscrire la création poétique de Schwitters dans le contexte plus large de l’avant-garde internationale. L’élémentarisme, quel qu’il fût, était basé sur la manipulation très simple du matériau (poétique, plastique ou typographique) afin d’aboutir à l’abolition des styles, pour trouver « le style », universel et atemporel. Le terme « élémentaire » fit son apparition officielle en 1921 lorsque la revue De Stijl publie « L’appel à l’art élémentaire » signé par Raoul Hausmann, Hans Arp, Iwan Puni (Jean Pougny) et László Moholy-Nagy :
L’art est élémentaire s’il ne fait pas de philosophie mais se construit uniquement à partir de ses propres éléments. Etre artiste, c’est se soumettre aux éléments de la création. Seul l’artiste peut découvrir les éléments de l’art. Ces derniers ne sont pas générés par le bon plaisir d’un seul. L’individu n’est pas isolé, l’artiste est seulement représentant des tensions qui transforment en œuvre les éléments du monde. Artistes, soyez solidaires de l’art ! Détournez-vous des styles. Nous exigeons l’abolition des styles pour instaurer le style ! Le style n’est jamais plagiat ! [5]
L’attitude élémentaire, annonçant le constructivisme, est aussi l’aspiration à un « art comme quelque chose de pur », à un art qui ne se réfère qu’à lui-même, et qui se renouvelle inlassablement. Le mot « élémentaire » fit d’ailleurs fortune dans le milieu des avant-gardes. Il fut utilisé aussi bien dans la poésie (Kurt Schwitters, Michel Seuphor), que dans la peinture et les arts plastiques (Theo Van Doesburg et son manifeste « Elémentarisme » publié dans De Stijl en 1928) ou encore dans la typographie (Jan Tschichold : « Elementare Typographie » publié dans le numéro spécial du même nom de Typographische Mitteilungen en octobre 1925). L’élémentarisme peut être perçu comme une théorie esthétique transversale : un trait d’union possible entre divers « ismes » des années 1920. L’élémentarisme est en effet étroitement lié à la pensée moderne de cette période qui s’attachait à valoriser l’essentiel (souvent assimilé au fonctionnel), à éliminer le superflu (le décoratif dans le sens quasi péjoratif du terme), à définir enfin les formes standard fondées sur la géométrie de base et se voulant universelles. Particulièrement fertile dans l’art et l’architecture en Allemagne, l’attitude élémentaire imprègne aussi les théories et les œuvres de Le Corbusier, de Karel Teige ou de Wladyslaw Strzeminski.
Schwitters, quoique écarté du Club Dada, entretenait de nombreuses relations d’amitié avec les plus importants artistes proches du dadaïsme : l’Autrichien-Tchècoslovaque Raoul Hausmann, le Holandais Theo Van Doesburg ou l’Alsacien Hans Arp. C’est à ce dernier que Schwitters adresse en 1920 une lettre dans laquelle, avec beaucoup d’humeur, il remet en cause les conventions orthographiques et où il nomme son ami « pra », ce qui montre à quel point son intérêt pour le renversement dépasse le cadre poétique pour contaminer d’autres domaines de la vie et de la création. Ce même « pra » sera intégré trois ans plus tard dans le sous-titre de la revue Arp 1 : « Prapoganda und Arp » (« Prapogande et Arp ») qui constitue la moitié de la revue Merz 6. On peut lire Arp 1 en renversant « la tête en bas » la revue de Schwitters et donc en la feuilletant à l’envers.
[1] C’est Werner Schmalenbach qui a contribué de façon décisive à promouvoir l’œuvre de Kurt Schwitters après la Seconde guerre mondiale. Comme il le constate : « Schwitters faisait de plus en plus figure de père de l’art contemporain, aux côtés de Marcel Duchamp » (W. Schmalenbach, « Le retour à Hanovre », dans catalogue d’exposition Kurt Schwitters, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, p. 367).
[2]Le terme « Merz » est issu du mot allemand « Kommerz » que Schwitters un jour coupe en deux avec ses ciseaux pour le placer dans un de ses collages.
[3] La lettre J ne figure pas dans l’alphabet des Romains, mais fait seulement son apparition vers la fin du Moyen Age.
[4] A ce propos voir notre article « Au commencement était l’alphabet. L’avant-garde internationale en quête de la langue universelle, 1909-1939 », dans Cahiers du MNAM, Paris, n° 102, hiver 2007/2008, pp. 36-63.
[5] « Anruf zur elementaren Kunst », daté d’octobre 1921, dans De Stijl, Leyde, n° 11, IV, 1921, p. 156.