Fig. 48. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 2
Un tel événement n’est pas isolé dans le feuilleton. Ailleurs, c’est Irma en personne qui renaît du tissu qui la couvre. Plusieurs fois, la Vampire est arrêtée, faite prisonnière dans un sac ou le corps serré dans une couverture (fig. 41a). Pour autant, la jeune femme ne meurt jamais : son passage par le pli d’un tissu n’est qu’une étape, toute provisoire, vers une nouvelle métamorphose. Comment penser alors qu’elle meure vraiment au dernier épisode, et reste lettre morte ? Papillon jaillissant constamment de sa chrysalide, Irma Vep est obstinée à retrouver son essence mobile d’image.
C’est bien ainsi que, dans La Bague qui tue (épisode 2), la fiancée de Guérande, la danseuse Marfa Koutiloff, endosse, à la façon de Loïe Fuller aux battements de « chauve-souris humaine » [18], le corps de la Vampire : comme un envol, comme un geste d’encre (fig. 48) [19]. Déjà le rideau dont les pans s’écartent au début du ballet traduit un premier battement corporel : ouverture au monde des rêves où se marient Eros et Thanatos, exposition du trouble du désir par le sexe entrouvert du théâtre, déplié comme un livre (fig. 49 ). On retrouve sur scène la figure du sommeil, déjà thématisé par Guérande, cette fois incarné par une femme endormie que visite la Vampire. De sa loge, le docteur Nox, dont la cape noire ne trompe par sur son appartenance, assiste aux ébats de la danseuse grâce à ses jumelles de théâtre ; il a le livret du spectacle posé près de lui. Ses yeux observent ou guident les déplacements ondulants et bientôt hésitants de sa victime – « fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne » [20] – dont, par le poison d’une bague offerte, il a écrit la chute. Animant le noir comme une tâche de sang, alors que la véritable Loïe Fuller effeuille la blancheur végétale [21], Marfa Koutiloff tourne autour de son double aux formes pâles, à l’allure de jeune promise (fig. 50) : sa présence élastique, ses arabesques miment le va et vient d’une lettre métamorphique qui s’émeut au contact de l’étoffe vierge, presque émanée d’elle ou se livrant avec elle à un corps à corps.
Sous l’angle du fantasme, nous suivons la transmigration de la fiancée de Guérande dans l’être d’Irma, car Irma revêtira dans les épisodes le même costume que la danseuse et elle étendra à l’espace extérieur et ses innombrables ressources les virtualités du corps voltigeur. Dans l’épisode du théâtre, nous voyons mourir l’idole innocente, la candide Marfa, et advenir d’elle l’ombre perverse de la Vampire, la noire Irma puits d’images à laquelle le film s’abreuve [22]. Ainsi la danse est l’occasion du passage dont la pellicule aspire, presque vampirise les variations. Comme art de la dissemblance, la danse entraîne le corps dans de fortes expériences d’altérité : sur scène, les postures de la Vampire l’initient à des figures nouvelles de son corps ainsi qu’à des déformations inédites de l’espace ; combinées ici à un autre corps féminin, elles opèrent aussi des phénomènes de dédoublements et de transvasions physiques, métaphores de conversions psychiques. La Vampire entre ou sort de l’âme de l’endormie, elle agrandit dans l’air son ombre habitée, telle une pieuvre qui lâche son encre. Pour Guérande, se joue alors la métamorphose érotique qui inverse la fiancée blanche en fiancée des ténèbres et qui dégage, encore informe, assez d’encre de sang pour faire naître le nom, ce corps toujours muable, d’Irma Vep.
La Vampire qui danse ébranle la lettre pour l’offrir à l’image. En elle, Feuillade origine le mouvement obscur des signes à filmer et montrer. Loïe Fuller a bien, elle aussi, stimulé le sentiment typographique des artistes. En 1907, Roger Marx note le langage de ce corps dansant « signe et verbe » [23] et il exprime sa fascination pour les plis des voiles marquant la lumière de la scène et y imprimant ses représentations plastiques. Le signe, telle que l’incarne Loïe Fuller à son point d’abstraction parfait, est alors zone de transition entre texte et image : il n’est plus tout à fait une lettre dont il garde épaisseur et contour, ni exclusivement une image parce que le discours des gestes semble encore faire trace sur l’horizon d’une page blanche. Loïe Fuller écrit une vision « à la façon d’un Signe qu’elle est », dans une transparence, source pure de toutes les virtualités « prismatiques » [24], puisque, contrairement à la Vampire, la danseuse américaine choisit la fantasmagorie de la blancheur. Pour Mallarmé, qui regarde le ballet comme il lirait des vers sur « la scène libre, au gré de fictions » [25], Loïe Fuller, identique au mime Pierrot, sollicite la création d’une ambiance, exactement d’une atmosphère rythmique. Mais la lettre graphique, en tout cas dans sa nature contrastée (noir sur blanc), est absente de l’événement visuel : « l’écriture corporelle » ne scande pas l’espace de découpes noires (« poëme dégagé de tout appareil de scribe »[26]) ; le corps ne parle pas sinon par un jeu de silences et il ne fait rien voir sinon les arabesques du diaphane. Le battement charnel compose une chorégraphie de l’air qui le plie et le déplie sans interruption. Le ballet muet, appelant le poème sans encore l’inscrire, est un ballet blanc. La blancheur y est en effet vécue, par Mallarmé ou Rodenbach [27], comme le support du rythme et son inscription fugace : la danseuse écrit des lettres blanches (fig. 51), équivalentes à des « éclipses instantanées de clartés » [28].
Le cinéma de Feuillade, lui, au contraire, affiche l’opposition du noir et du blanc pour mieux manifester la capacité, liquide, gazeuse, d’infiltration de la noirceur. La danse de la Vampire, gorgée d’encre, ne préserve pas les virtualités de la blancheur : elle l’envahit, la pénètre, l’absorbe, et sans doute, dans la logique du désir, la tache, la souille de son impureté. Ainsi Irma contamine l’air et tous les lieux par sa présence mobile ; le monde entier est sous son influence, découlant de sa forme opaque. Toutefois, en cela comparable à la ballerine mallarméenne, la lettre de son corps n’est pas glacée dans une position, elle encourage une écriture fluide et ondoyante ; elle dispense elle aussi une magie rythmique, recueillie par le cinéma, qui trouve dans la danse son régime « dynamophore » [29]. De la sorte incarné par Irma, le cinéma exploite le possible de la lettre. Feuillade la baigne dans un milieu, le milieu du crime, du désordre, de la dissipation et du fantasme. Par les merveilleux procès de la contiguïté, il expérimente ses transformations, innombrables, et il les filme. L’alphabet du crime, auquel les personnages prêtent chair, ne peut être épelé, mot à mot, lettre à lettre ; il pénètre la matière des choses pour révéler en elle des substances secrètes et engendrer non une syntaxe des images mais des éclosions, des explosions, des modulations et des déclinaisons propices au rêve et, en vérité, nées de lui. Aussi le film est-il au service de cette érotique visuelle, voluptueusement insufflée par la contamination immanente du corps de la lettre, quand elle est germe des images [30].
[18] J. Lorrain, « La Loïe », Le Journal, 29 octobre 1897, p. 2.
[19] Voir l’épisode 2 sur You Tube.
[20] Mallarmé, « Le vierge, le vivace… », dans Œuvres complètes, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 68.
[21] Participant à l’assomption du mythe de Loïe Fuller à la Belle époque, Jean Lorrain voit la belle américaine comme « une sorte de lys géant (…) qui s’évase et tournoie sur lui-même, lumineuse fleur lente aux corolles d’opale, transparence enroulée de volutes et de lueurs de lune » (Raitif de la Bretonne [Jean Lorrain], « Pall-Mall Semaine, Le Journal, 24 octobre 1897). Sur le mythe Loïe Fuller, voir G. Ducrey, Corps et graphies. Poétique de la danseuse à la fin du XIXe siècle, Paris, Champion, « Romantisme et modernité », 1996, pp. 431-530.
[22] Les épisodes se termineront par la mort d’Irma tuée d’un coup de révolver par la nouvelle fiancée de Guérande.
[23] R. Marx, « Une rénovatrice de la danse », Le Musée, mars 1907, p. 91.
[24] St. Mallarmé, Crayonné au théâtre, dans Œuvres complètes, éd. cit., p. 308.
[25] Ibid., p. 309.
[26] Ibid., p. 304.
[27] Rodenbach définissant ainsi la danse : « Poëme de plastique, de couleurs, de rythmes, où le corps n’est pas plus qu’une page blanche, la page où le poème va s’écrire » (« Danseuses », Le Figaro, 5 mai 1896, p. 1). Voir G. Ducrey, Corps et graphies, Op. cit., pp. 574-576.
[28] L’expression est empruntée au roman de Camille Mauclair, Le Soleil des morts [1898], Genève, Slatkine reprints, 1979, p. 214.
[29] G. Didi-Huberman, Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé, Paris, Gallimard, « Art et artistes », 2002, p. 21.
[30] « Plus condensé encore qu’une sentence poétique, on peut recevoir d’un rare poète le germe même d’une image, une image-germe, un germe-image » (G. Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Paris, PUF, « Quadrige », réed. 2008, p. 74).