Fig. 7. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 3
Fig. 10. L. Feuillade, Les Vampires, 1915, épisode 1
Pour traquer et déchiffrer leurs textes obscurs, Guérande est constamment obligé de jouer avec la langue. Dans le cryptogramme rouge récupéré aux Vampires, il s’aperçoit qu’il doit croiser les lettres pour retrouver la clé du chiffre (fig. 7). Partout, en Hermès moderne, le journaliste s’efforce de relier le puzzle verbal que ses ennemis s’ingénient, quant à eux, à brouiller et à démembrer. Il a l’audace d’entrer dans la boîte noire des Vampires où dominent bruit et fureur et il essaie d’arracher de leurs réseaux tumultueux l’information à recomposer et à diffuser. Il tente de transférer en mode linéaire (les lignes de ses articles bien typographiés) le code tabulaire qu’affectionnent les Vampires. Car pour ces derniers, les mots ne sont jamais fixés, les lettres sont toujours encore disponibles pour d’autres messages ; elles sont les éléments d’une complexité « à plusieurs entrées et à connexions multiples » [4].
Sur les pages qu’ils emplissent, les Vampires distribuent signes, chiffres, dessins (fig. 8 ). Ils déroutent la clarté des systèmes connus et jouissent de leur hermétisme. Quand un article est publié sur eux, il paraît imprégné de leur présence et distribuer dans son texte le fantôme verbal des criminels. Qu’on lise attentivement avec le bandit Juan Moreno, au début des « Yeux qui fascinent » (épisode 6), une brève qui les impliquent (fig. 9 ), et l’on sentira bien que l’article est écrit avec leur chiffre, partout disséminé en allitérations graphiques et sonores : « sang-froid », « épouvante », « indicible », « terrible bande »…, chaque formule répète l’envoûtement exercé sur les mots par le nom des « Vampires ». Moreno, l’hypnotiseur qui piste la bande, se révèle lui aussi comme Guérande, dont il est un des reflets, hypnotisé par leur existence rivale ; il finit par se confondre avec eux. Au contact des Vampires, toujours les yeux fascinent.
Le corps du langage qui les désigne est contaminé par leurs conduites, par leurs mouvances physiques. Car, dans l’espace de la ville, les Vampires aiment n’être stoppés par aucune limite mais promouvoir cette « subtilité diabolique » [5] qui fait leur réputation : se faufiler par les fenêtres, les vasistas et les trappes, descendre le long des façades, de mille manières parcourir, tels des chats de gouttières ou des rats d’hôtel, le quadrillage des toits et ainsi n’être jamais arrêtés. La ville voudrait les circonscrire dans les grilles de ses volets ou la géométrie de ses plaques de zinc bien dessinées (fig. 10a-b) ; mais les Vampires transgressent les frontières, franchissent les découpes. Ils ne tiennent pas en place ; ils sont rétifs au « carrelage » [6] clos et anguleux de l’arpentage citadin que dictent la loi et l’ordre. Ils emploient des cordes pour acheminer du vin empoisonné, enlever une victime et la ficeler ou se faufiler eux-mêmes hors des immeubles (fig. 11a-b ) : voilà leurs liens, ajoutant aux lignes imposées par l’architecture urbaine, cette autre tapisserie d’araignée, dangereusement réticulaire, flottante et piégeuse. Ainsi sur les pages de la ville, les Vampires sont instables, faits à l’encre sympathiques, incapables d’imprimer tout à fait leur présence puisqu’ils adorent avant tout passer, frôler, voltiger.
Sur l’affiche du Chat-Huant, où Guérande découvre la magie noire de l’anagramme, le visage d’Irma Vep fait impression au-dessus de ses lettres (fig. 12). Sa rondeur découpée se donne comme la dilatation du point sur le i de son prénom. Le visage conquiert cette autonomie troublante, narquoise qui s’adjoint à toute corporalité morcelée et éparse, tels ces pieds qui dansent dans un conte de Hauff et qui servent à Freud d’illustration à sa notion d’inquiétante étrangeté [7]. Sous la tête décapitée et affranchie, les lettres de l’anagramme elles aussi dansent ; elles suggèrent le sabbat incontrôlable des figures du Mal. Bien plus tard, dans l’épisode 8, Satanas, diaboliquement déguisé en père Joaquim des Missions d’Afrique, informera par une nouvelle anagramme Irma, alors prisonnière en partance pour l’Algérie.
L’anamorphose du visage d’Irma Vep à partir des lettres de son nom actualise sa vérité fantasmatique. A tous moments, le spectateur retrouve cette signature lettrée : la tête d’Irma, tête de Méduse ou de Salomé, face de Pierrot inquiétante, est omniprésente. Mais aussi ses yeux qui si souvent se posent sur le spectateur comme pour le sidérer ; ils continuent de darder l’appel du vertige même quand la vamp est bâillonnée (fig. 13 ). Et la bouche d’Irma surtout, aux lèvres brillantes de nuit (ou de sang : quelle différence de couleur à l’image ?) et qui parfois, avec une animalité brutale, enragée peut-être, montre les dents (fig. 14). Cette bouche au sourire noir [8], ouverte sur l’abîme ou la morsure, redessine encore l’arrondi de tout le visage, en le creusant de vide tandis que le regard, lui, est violemment exorbité.
Que dit cette bouche, presque cette goule sur laquelle la fin du XIXe siècle a concentré une partie de ses angoisses du Féminin ? Rien que les sons moulés par les lèvres, qu’Irma donne l’illusion de cracher ou de souffler. Lancée comme un regard d’horreur, variante glaçante du « Je vous aime » chronophotographié par Georges Demeny en 1892 (fig. 15 ) [9], la lettre prononcée ou plutôt rendue graphiquement visible par la bouche qui l’articule, appartient au monde d’avant les mots ; ce monde dont l’intégralité du corps d’Irma est la figure de retentissement et dont les Vampires, ses comparses, sont les pourvoyeurs. D’un même élan, d’une même poussée natale, Irma, « idole de la perversité » [10], est orifice du sexe effroyable et tension érectile. La silhouette de la vamp (de la hampe ?) appartient à tous les genres. Elle est réversible. Elle absorbe en elle l’origine indéterminée de la sexualité archaïque. Avant le logos et son travail de domestication du primitif, Irma s’offre comme une lettre-chose, obscène et qui saute aux yeux ; elle est la littéralité même du désir.
[4] M. Serres, Hermès I. La communication [1969], Paris, Seuil, « Points », 1984, p. 13.
[5] Pour reprendre une autre expression de la manchette de journal montrée au début de l’épisode 6.
[6] G. Lascault, Les Vampires de Louis Feuillade, Crinée, Yellow Now, « Côté film », 2008, pp. 80-81.
[7] S. Freud, L’Inquiétante étrangeté, dans Essais de psychanalyse, Paris, Gallimard, 1952, p. 198.
[8] Dans le Jardin des supplices d’O. Mirbeau, Clara a le « sourire rouge ».
[9] Voir ici.
[10] B. Dijkstra, Les Idoles de la perversité. Figure de la femme fatale dans la culture fin-de-siècle [1986], trad. J. Kamoun, Paris, Seuil, 1992.