Fig. 4. Carte de la région entre Whitebridge,
Caemlyn et Tar Valon (détail)
Les deux autres plans du tome 1 présentent les autres régions que les héros parcourent pendant leurs voyages dans ce premier tome. Ces régions sont, bien sûr, visibles dans la carte générale du début du tome, mais ces deux cartes à plus grande échelle comportent plus de détails et permettent de visualiser avec précision le déroulement de l’intrigue. Cela est d’autant plus nécessaire que les protagonistes principaux sont séparés en trois groupes et se rendent en ordre dispersé à la cité de Caemlyn, où ils se regroupent avant de voyager à nouveau ensemble vers le nord du monde fictif où se déroule l’action de la fin du roman. La carte de la région entre Whitebridge, Caemlyn et Tar Valon nous montre donc la progression des personnages (fig. 4). Il est frappant de constater que cette progression a lieu d’ouest en est, c’est-à-dire de gauche à droite pour une carte orientée vers le nord ; la progression des personnages dans l’espace correspond donc, sur cette carte, au sens de lecture d’un texte, et la lecture de la carte est le parallèle presque parfait de la lecture du texte fictif.
Les plans de ville
En ce qui concerne les plans de villes, ils semblent également avoir plusieurs fonctions. La première, informative et descriptive, est attendue s’agissant de cartes et de plans, mais celle-ci est doublée d’une fonction programmatique plus discrète donnant au lecteur de la carte des indices sur le déroulement de l’intrigue qui a lieu dans cette ville. Prenons pour exemple le plan de la ville d’Ebou Dar, au tome 7 du cycle A Crown of Swords (fig. 5).
Il présente tout d’abord les caractéristiques informatives habituelles d’un plan, avec les noms des différents lieux (the Rahad, the Bay Road, par exemple). On y trouve des éléments d’information et de repérage dans l’espace : une boussole pour indiquer l’orientation, l’échelle de la carte (en bas à gauche) et même une élévation d’un mur d’enceinte de la ville (en bas à droite), ce qui permet d’apprécier les hauteurs respectives de différents bâtiments. On remarquera la présence d’une échelle dans ce plan de ville, ce qui contraste avec l’absence d’échelle de la carte générale.
D’autre part, l’élément programmatique est représenté par les icônes qui illustrent deux des quatre coins de ce plan (coin inférieur gauche et coin supérieur droit). En effet, ces icônes n’ont pas uniquement une fonction esthétique, contrairement à l’oiseau qui orne le coin supérieur gauche. Ces deux icônes sont habituellement utilisées en tête de chapitre et servent à indiquer la thématique du chapitre ; elles remplissent ici la même fonction d’indiquer au lecteur attentif les thèmes principaux de l’action qui a lieu dans cette ville. Dans le coin inférieur gauche, le symbole de la « goutte » blanche indique les Aes Sedai, classe de magiciennes dans le monde fictif de La Roue du temps. Plusieurs d’entre elles se trouvent dans la ville d’Ebou Dar, et le tome 7 est largement consacré à la description de leurs activités et de leur lutte contre l’Ajah noire, autre groupe de magiciennes au service du Ténébreux. Ces dernières sont représentées par l’icône située dans le coin supérieur droit du plan, qui montre deux têtes de femmes en silhouette, l’une noire et l’autre blanche [32]. Cependant, au début des chapitres dont l’action se déroule à Ebou Dar, les Aes Sedai ne savent pas encore que l’Ajah noire est présente dans la ville. Ce plan de ville, inséré au début de la partie du tome 7 consacrée à Ebou Dar, fonctionne donc également comme un indice visuel sur le déroulement de l’intrigue, et permet au lecteur attentif d’avoir accès à des informations que les personnages ne connaissent pas. Sur ce point précis, dès lors que le lecteur repère et analyse correctement l’indice qui constitue cette icône, une certaine connivence s’établit entre l’auteur et lui.
Evolutions des cartes et plans
Enfin, les cartes et les plans de La Roue du temps évoluent. A première vue, la carte générale du monde au début de chaque tome semble certes toujours la même. Mais un examen attentif révèle quelques évolutions. Elles reflètent celle de l’intrigue de La Roue du temps. Il y a quelques variations mineures d’un tome à l’autre, notamment en ce qui concerne la carte du monde général. Les cartes du début de chaque tome sont illustrées et présentées de manière légèrement différente d’un tome à l’autre, et leur aspect diffère quelque peu de la carte du « guide » dont il a été question plus haut (fig. 6) : il y a quelques illustrations sur la carte même (bateaux et poissons dans la mer), ainsi que le sigle de La Roue du temps, un serpent qui se mord la queue enchevêtré dans une roue (sur la gauche). Signalons également la légende (bannière rouge et jaune, en bas à droite de la carte), mais toujours sans échelle.
Sur la carte, les éléments géographiques sont modifiés par quelques détails. Dans cette version, insérée dans tous les tomes à partir du tome 8, trois indications géographiques sont absentes des premiers tomes : la ville d’Emond’s Field, au centre ouest ; la ville de Salidar, dans l’Altara, au sud ; et enfin la nation de Malkier, dont le nom est à peine visible dans la chaîne montagneuse des Mountains of Dhoom, au nord de la ville de Fal Dara.
Ces trois nouvelles indications géographiques correspondent à différents points de l’intrigue. Tout d’abord, Emond’s Field est le lieu d’origine des personnages principaux du cycle ; dans le premier tome, c’est un petit village rural qui n’est pas assez important pour apparaître sur une carte générale ; il gagne en importance au cours de l’action jusqu’à devenir une véritable petite ville, mais pas assez pour figurer sur cette carte aux côtés des grandes cités et des capitales. On peut donc supposer que ce qui motive l’ajout de cette ville sur la carte générale est plus son importance symbolique dans le cycle que sa taille.
Pour la ville de Salidar, la même remarque s’impose sur la disproportion entre la taille effective de la ville et sa présence sur une carte générale. Cela s’explique également par le développement de l’intrigue de La Roue du temps. En effet, il se produit à un moment une scission au sein du groupe des Aes Sedai et les rebelles se regroupent dans cette petite ville. Une grande partie des tomes 4 à 6 est consacrée aux pérégrinations de plusieurs personnages qui cherchent à rejoindre ce groupe et doivent donc parvenir à apprendre où se trouvent les rebelles. Ils rejoignent le groupe de rebelles au cours du tome 6, qui est également le premier à faire figurer Salidar sur la carte générale. Il existe donc une corrélation entre l’ignorance des personnages à ce sujet et la position du lecteur, à qui aucun indice cartographique n’est donné et qui est donc obligé de suivre mentalement les personnages dans leur recherche de cette ville.
Enfin, la nation de Malkier est dans le cycle inhabitée : son territoire est occupé par les forces du Ténébreux. Il est question de cette nation dès le premier tome, car l’un des personnages secondaires est l’héritier de la dynastie royale. Cependant, ce personnage prend plus d’importance dans les tomes suivants, tout en restant un personnage secondaire ; cela explique peut-être la présence de cette nation sur la carte. On peut également imaginer que la mention de cette nation sur la carte est un indice discret de la part de l’auteur, qui indiquerait ainsi certains développements futurs tels que la renaissance de la nation de Malkier ; ce point reste à vérifier mais serait compatible avec l’habitude, que nous avons mentionnée à propos du plan d’Ebou Dar, de faire figurer dans les cartes et les plans des indices visuels qui créent une certaine connivence entre l’auteur et le lecteur.
Les éléments géographiques représentés sur la carte générale changent donc légèrement d’un tome à l’autre. Cette évolution suit déroulement de l’intrigue. Toutefois, ces modifications restent minimes et ne sont sans doute remarquées que par les lecteurs les plus attentifs. Cela correspond sans doute à un élément de plaisir (plaisir d’avoir remarqué une évolution) et d’anticipation (le changement donne envie au lecteur de lire le reste du tome, pour comprendre ce qui a motivé cette modification cartographique).
Dans les cartes et les plans de La Roue du temps, comme ceux de l’ensemble du genre fantasy, plusieurs fonctions et plusieurs usages sont à l’oeuvre. Tout d’abord, une fonction pratique évidente, qui permet au lecteur de mieux se repérer dans un univers fictif qui ne lui est pas familier. D’autre part, ces cartes et ces plans, faisant partie des « annexes encyclopédiques » qui accompagnent souvent les ouvrages de fantasy, participent à la mise en place d’un monde fictif logique et cohérent. Enfin, ils accompagnent et renforcent les thématiques implicites ou explicites du texte fictif et peuvent même devancer les informations apportées par ce texte, dans un jeu d’indices visuels qui instaurent une certaine connivence entre auteur et lecteurs.