Cartes et plans dans un cycle
contemporain de fantasy

- Maïa Peyré
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Fig. 1. Carte du monde fictif de La Roue du temps (détail)

       Il y a ensuite un intérêt pratique, comme le souligne E. Rothstein dans son article consacré à La Roue du Temps [21] : elles permettent au lecteur (et à l’auteur [22]) de mieux comprendre ce monde fictif et de mieux se le représenter.
       Les annexes sont aussi une manière d’apporter au monde fictif qu’invente l’auteur d’un roman de fantasy une certaine plausibilité, cette « willing suspension of disbelief » dont parle W. Coleridge [23] – citation souvent reprise dans les écrits critiques sur le genre – mais également de l’épaisseur et de la vraisemblance. Elles donnent au lecteur l’impression que ce monde, précisément, n’est pas une fiction, en renforçant ce qu’un auteur a appelé la « vraisemblance anthropologique » d’un roman [24].
       Enfin, la présence des « annexes » participe d’un pacte de lecture par lequel l’auteur prétend être non pas le véritable auteur du texte qu’il nous propose mais « seulement un chercheur moderne qui compile, édite et traduit des copies de documents très anciens (...) qui sont arrivés en sa possession, il ne dit pas comment » [25]. Si ces mots ont été écrits à propos du Seigneur des Anneaux, ils s’appliquent néanmoins également à La Roue du temps, qui nous est présenté comme une épopée à dimension mythique ; et ce « masque » de l’auteur comme « érudit » se retrouve dans certains passages du guide encyclopédique déjà mentionné, où l’auteur prétend être un historien. C’est ce que confirme Teresa Patterson, qui a co-écrit cet ouvrage avec Robert Jordan : « L’idée était d’écrire le livre comme si j’étais un historien contemporain qui aurait eu accès par hasard à certains documents secrets des Aes Sedai » [26]. Cet historien fictif relate avec prudence certains événements qui ont apparemment eu lieu mais qu’il n’a pas encore pu vérifier.

 

Cartes et plans de La Roue du temps

 

Les annexes encyclopédiques

 

       La Roue du temps comporte de nombreuses cartes et annexes encyclopédiques qui interagissent avec le texte fictif. En effet, on trouve à la fin de chaque tome un glossaire des noms propres et des noms communs inventés par l’auteur pour les besoins de la narration. Ainsi, le tome 2, The Great Hunt, compte au total 707 pages, dont un glossaire de 25 pages qui comporte 94 entrées [27]. Ce glossaire représente, avec les cartes et les plans, la seule forme de paratexte à vocation encyclopédique présente dans chaque tome de La Roue du temps. Cependant, il existe également, on l’a déjà dit, un volume entier d’« annexes » [28], qui comporte de nombreuses cartes et illustrations. On y rencontre des cartes géographiques, historiques et politiques à différentes échelles. Les illustrations représentent les personnages principaux, mais aussi des habitants des nations du monde fictif et les drapeaux de ces nations ; le texte de ce « guide » traite principalement de l’histoire du monde fictif et de ses nations passées et présentes. Il s’agit d’un ouvrage fourni qui compte trois cents pages environ et relate l’histoire du monde fictif de La Roue du temps, depuis une période remontant à trois mille ans environ avant le présent de la narration, jusqu’aux événements relatés dans le cycle. Par ailleurs, chaque nation de ce monde fictif est décrite de manière détaillée, avec son histoire et sa politique. La partie historique de cet ouvrage comporte plusieurs cartes de l’ensemble du monde fictif qui représentent les anciens emplacements de nations disparues.

 

Recensement des cartes et plans

 

       En ce qui concerne les cartes et plans de La Roue du temps, le cycle compte trois types de documents cartographiques. Il y a des cartes de l’ensemble du monde fictif, des cartes de régions à plus grande échelle, et enfin des plans de villes. Chaque tome du cycle comprend ainsi une carte du monde fictif, placée au début du volume ; la plupart des tomes contiennent en outre une ou plusieurs cartes plus précises de la région ou de la ville dans laquelle se déroule une partie de l’action, ou un plan de ville. Plus précisément, seul le tome 1, The Eye of the World, inclut des cartes de régions ; les tomes suivants ne comportent que des plans de villes en plus de la carte générale.
       La carte du monde fictif est donc située au début de chaque tome. Cette carte est présentée en noir et blanc dans les éditions de poche (sauf pour le tome 8). Pour les éditions reliées, il y a une carte en couleur sur la deuxième de couverture et la première page ; cette carte en couleur est reprise en noir et blanc quelques pages plus loin. Ces cartes ne sont pas tout à fait identiques d’un tome à l’autre (nous y reviendrons), mais les versions en noir et blanc et en couleur d’un même tome sont identiques.
En ce qui concerne les cartes de régions et les plans, on trouve des plans de villes et des cartes de régions dans certains tomes seulement, en fonction des voyages et des déplacements des héros. Ils sont utilisés quand un ou des héros découvrent une nouvelle région ou une nouvelle ville et sont parfois reproduits dans un tome ultérieur, lorsque l’action se déroule à nouveau dans une ville qui n’avait pas été visitée depuis plusieurs tomes. Ils semblent donc avoir, plus que la carte générale du monde fictif, une fonction de présentation des lieux nouveaux pour permettre aux lecteurs de les découvrir en même temps que les personnages, tandis que les cartes présentes au début des tomes semblent permettre au lecteur de se repérer dans l’espace de manière plus générale.

 

La carte générale

 

       La carte du monde fictif (fig. 1), tirée du « guide » encyclopédique déjà mentionné, représente non pas la totalité du monde fictif de La Roue du temps mais l’espace dans lequel se déroule l’action ; cela suggère donc que le reste du monde fictif est assez secondaire. Elle n’est pas fondamentalement différente des cartes générales qui figurent au début de chaque ouvrage, mais elle présente quelques partis pris esthétiques et graphiques intéressants.
       D’un point de vue visuel, le style cartographique est « archaïsant », ce qui correspond assez bien à la figure d’une société d’inspiration médiévale qui est, on l’a dit, récurrente dans le genre fantasy (on utilise parfois le terme de medieval fantasy pour décrire le genre). Cette carte ne ressemble pas exactement aux cartes médiévales, mais elle comporte des éléments qui orientent le lecteur vers une interprétation de cette carte comme si elle était issue d’une science cartographique antérieure à notre époque. Ainsi, les noms de lieux sont manuscrits et non dactylographiés ; les noms des étendues d’eau (The Dead Sea, Aryth Ocean, Sea of Storms) sont contenus dans des bannières et le pourtour de la carte présente une frise qui semble purement décorative. L’orientation de la carte vers le nord est une convention plutôt moderne (les cartes médiévales du monde chrétien étaient souvent orientées vers l’est), mais la rose des vents utilisée pour indiquer cette orientation est, elle, plutôt archaïque. Un autre élément important de cette lecture « archaïsante » de la carte est le mode de représentation choisi pour figurer les montagnes. Le choix de chevrons pour symboliser les pics montagneux, alignés pour les chaînes montagneuses, semble en effet représentatif d’une cartographie assez naïve, très éloignée de la méthode moderne des courbes de niveaux, par exemple. On peut cependant noter l’absence d’illustrations sur la carte même, ce qui était une pratique courante jusqu’à la Renaissance. Certaines autres cartes de La Roue du temps comportent de telles illustrations sur la carte même (bateaux et poissons dans la mer, par exemple).

 

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[21] E. Rothstein, « Flaming Swords and Wizards’ Orbs », dans New York Times Book Review, 8 décembre 1996, pp. 60-61.
[22] Dans un article qui donne des conseils pratiques pour écrire des romans de heroic fantasy, l’auteur suggère fortement aux écrivains en herbe de dessiner une carte de leur monde fictif avant toute autre chose : « Maps are more than endpaper decorations, and you should start drawing one before you ever start writing your fantasy. Never mind your quest-bound characters: a map will keep you, the author, from getting lost » (S. Dexter, « Tricks of the Wizard’s Trade », dans The Writer, Novembre 1997, pp. 8-9).
[23] William Coleridge, Bibliographia Literaria, 1817.
[24] « anthropological verisimilitude » (C. Fredericks, The Future of Eternity. Mythologies of Science Fiction and Fantasy, Bloomington, Indiana University Press, 1982, p. 99, ma traduction).
[25] « only a modern scholar who is compiling, editing, and eventually translating copies of very ancient records (...) which have come into his hands, he does not say how » (ma traduction). Ces quelques lignes font référence au « masque littéraire conventionnel » (« standard literary pose ») adopté par Tolkien dans Le Seigneur des anneaux. P. Kocher, « Middle-Earth: an imaginary world?  », dans Tolkien: New critical perspectives, édité par Neil D. Isaacs et Rose A. Zimbardo. Lexington, The University Press of Kentucky, 1981, p. 118. Ce topos du manuscrit trouvé n’est ni nouveau ni spécifique au genre fantasy. Voir par exemple le Manuscrit trouvé à Saragosse (Jan Potocki, deux versions en 1804 et 1810) et Le Topos du manuscrit trouvé, Peteers, Louvain, Paris, 1999.
[26] « The idea was to write the book as though I was a contemporary historian who happened to get access to certain classified Aes Sedai documents » (ma traduction). Pour plus de détails, voir ici.
[27] The Great Hunt (tome 2 de La Roue du temps), pp. 683 - 707.
[28] R. Jordan et T. Patton, The World of the Wheel of Time. Londres, Orbit, 1997.