Fig. 2. Carte de l’ensemble du monde fictif
de La Roue du temps (détail)
Par ailleurs, cette carte respecte nombre de conventions habituelles de cartographie : choix des couleurs (bleu pour les océans et les cours d’eau, vert/beige pour les zones habitées, brun pour les zones montagneuses). Il s’agit d’une carte à la fois topographique (indication des montagnes et des cours d’eau) et politique (indication des frontières). Enfin, il faut noter une absence notoire sur cette carte, celle d’une échelle. Faute d’échelle, on peut certes repérer spatialement les différents points de la carte les uns par rapport aux autres, mais on ne peut pas évaluer les distances entre ces différents points. L’absence d’échelle a ainsi pour effet de laisser plus de place à l’imagination du lecteur, de dégager un espace pour l’interprétation de certaines données textuelles. Ainsi, la présence d’une carte similaire à celle-ci au début de chaque tome permet au lecteur de se figurer ce monde imaginaire tout en laissant libre une partie de cette représentation mentale. Cette liberté laissée au lecteur fait partie du contrat de lecture implicite que proposent les « littératures de l’imaginaire » dont fait partie la fantasy (ainsi que la science-fiction) : on attend du lecteur qu’il se forge sa propre image mentale à partir des descriptions textuelles ; inversement, le lecteur s’attend à avoir cette liberté lorsqu’il lit ce type de littérature.
On peut s’attarder un peu sur les positions relatives des différentes contrées sur cette carte globale du monde fictif, et en particulier la position de la région d’origine des héros du cycle, les Deux Rivières. La région des Deux Rivières se situe à peu près au centre de la carte, et plus précisément, non au centre des terres sur cette carte, mais bien au centre de l’espace qu’elle occupe sur une feuille de papier. Il y a donc l’espace correspondant à la carte représentée au début de chaque tome, avec les Deux Rivières au centre et d’autres nations à la périphérie ; et par ailleurs, cet espace [29] forme lui-même le centre d’un deuxième ensemble qui a à sa périphérie les autres continents du monde fictif (fig. 2). On constate que les personnages de ce deuxième ensemble sont décrits dans le texte comme plus différents, plus « exotiques » [30] que ceux du premier ensemble. Il y a donc une opposition entre les descriptions de ces derniers, qui montrent des différences d’ordre physique plus que des différences d’ordre vestimentaire, et celles des peuples plus « exotiques », où les différences physiques priment sur les différences vestimentaires.
Nous sommes donc en présence d’un fonctionnement rhétorique que l’on pourrait schématiser par une série de cercles centrés sur la région des Deux Rivières. Cette structure a deux échos culturels. Elle rappelle tout d’abord la structure-type des sociétés médiévales, qui procédait également par cercles concentriques : le foyer, le village, le seigneur, la province, le royaume. On peut également la rapprocher d’une notion-clé de la culture américaine, la notion de la frontière : à la fois la « sauvagerie » croissante du monde le long d’une trajectoire rectiligne est-ouest, mais également l’idée que cet espace « sauvage », « autre », devient de plus en plus familier au fur et à mesure que progresse l’espace « civilisé ». Or, dans La Roue du temps, ce qui était étrange et inhabituel au début devient de plus en plus habituel au fur et à mesure que l’intrigue progresse, jusqu’à presque ne plus susciter de commentaires. Un détail physique et vestimentaire décrit avec précision dans un des premiers tomes peut ainsi être mentionné au détour d’une phrase dans un tome ultérieur. Le dernier stade de l’assimilation a lieu lorsque ce détail vestimentaire typique d’une région est adopté par une personne originaire d’une autre région au hasard des déplacements de réfugiés.
Les cartes de régions du premier tome
Changeons maintenant d’échelle pour nous intéresser aux cartes de région, plus précises que la carte du monde général. Comme nous l’avons vu, le premier tome, The Eye of the World, est le seul à contenir de telles cartes régionales. On trouve en effet trois cartes de régions dans ce premier tome, alors que les autres tomes ont seulement des plans de villes en plus de la carte générale. Dans ce premier tome, l’accent est mis sur la présentation et la description de ce monde fictif, et que plus d’efforts y sont faits pour permettre au lecteur qui aborde ce cycle de se représenter sa géographie. Les trois cartes du premier tome sont une carte de la région des Deux Rivières (en dernière page de la préface), une carte de la zone entre Whitebridge et Tar Valon (p. 172) et un plan de la région du nord, avec les contrées de Kandor, Arafel et Shienar (p. 688). Cela correspond bien à la progression des protagonistes, qui sont amenés à quitter leur petit village isolé des Deux Rivières pour se rendre d’abord à Caemlyn puis dans le Shienar et accomplir leur quête. La disposition de ces cartes tout au long du tome accompagne cette progression : la première est située juste avant le premier chapitre et a donc, de ce fait, une fonction programmatique en nous donnant à voir la situation géographique du village d’origine des héros, Emond’s Field, situé de manière emblématique à la croisée des chemins (fig. 3). Le village d’Emond’s Field se trouve ainsi au centre de la région des Deux Rivières, tout comme celle-ci se trouve au centre de la carte d’ensemble du monde fictif : il existe bien, dans le cycle, une forte dichotomie entre la région centrale, qui est connue, et les régions périphériques que les personnages centraux du cycle découvrent peu à peu en les traversant.
D’un point de vue spatial, l’ensemble de la région des Deux Rivières est circonscrit par des montagnes à l’ouest, une rivière infranchissable au sud (on peut remarquer que la route ne la traverse pas) et une zone marécageuse à l’est (présence de nombreux cours d’eau). Le seul point de passage possible est le nord, avec le village de Taren Ferry où l’on peut prendre le bac (ferry) pour traverser l’autre rivière visible sur la carte et se rendre à la ville voisine de Baerlon. C’est à ce point-là que les protagonistes passent de la carte d’une région précise à la carte générale (la ville de Baerlon est indiquée sur la carte générale, bien que ce ne soit pas l’une des villes les plus importantes du monde fictif). La région d’origine des protagonistes, représentée sur cette carte, est donc un endroit reculé, à l’écart du reste du monde aussi bien physiquement que mentalement, et sans un seul point de communication avec le monde extérieur. On peut préciser que lorsque les protagonistes passent la rivière en bac pour quitter les Deux Rivières, ils ont le sentiment que c’est vraiment là que débute leur aventure. Le personnage principal du cycle, Rand, se fait la réflexion suivante : « Il était vraiment sorti des Deux Rivières, qui lui paraissaient maintenant beaucoup plus distantes que la largeur d’un cours d’eau » [31]. Le bac qui a servi à leur traversée est symboliquement détruit peu après leur arrivée sur l’autre rive, ce qui rend d’autant plus définitive la séparation avec leur région d’origine.
D’autre part, en ce qui concerne les noms propres de cette région des Deux Rivières, on peut remarquer le caractère très prosaïque et descriptif des noms de lieux. Trois des noms des quatre villages de la région sont composés d’un nom propre inventé, à consonance anglo-saxonne, accolé à un nom commun descriptif : Emond’s Field, Taren Ferry, Deven Ride ; le dernier est composé de deux noms communs : Watch Hill. Les noms des routes et des éléments naturels, rivières et montagnes, sont tout aussi descriptifs et prosaïques : Quarry Road (route de la Carrière), North Road, Mountains of Mist (Monts des Brumes), Waterwood, Westwood, White River. Ces noms de lieux évoquent donc une société rurale (comme le suggère le terme field) d’inspiration anglo-saxonne, dont la simplicité et le caractère ordinaire contrasteront fortement avec le monde que les jeunes héros découvrent au-delà des limites des Deux Rivières.