La carte et le plan, fils d’Ariane
de L’Emploi du temps de Butor
et de Topographie idéale pour une
agression caractérisée
de Boudjedra

- Claire Mazaleyrat-Lechopier
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Une poétique de la représentation abstraite

 

       Ne serait-ce que parce que l’endroit décrit s’y prête en raison de la modernité qu’il incarne [39], l’aspect pictural des plans et des descriptions du métro dans le roman de Boudjedra mettent au premier plan une poétique ambiguë de l’abstraction en littérature. Ce qui peut séduire dans un tableau contemporain, ordonné par une logique des formes et des couleurs, peut-il avoir un sens dans un texte ? Celui de Boudjedra ne décrit pas seulement un tableau déjà composé, il transforme en œuvre d’art abstrait un plan de métro.

 

[...] ainsi que le schéma de l’itinéraire que parcourt le train avec les noms de stations entre chaque terminal, séparées les unes des autres par cercles blancs quand il s’agit de stations sans correspondance et de cercles rouges quand il s’agit de stations avec correspondance et dans ce cas un trait rouge et sinueux partant du rond, rouge lui aussi, indique les différentes directions que l’on peut prendre et dont le nombre varie [...] [40].

 

       Dans cette description qui se présente avec objectivité et pédagogie (il s’agit d’expliquer le figuré de couleurs sur le plan), on note plusieurs traits graphiques : la symétrie qui structure le « tableau » mais aussi tout le passage (qui n’est qu’une longue digression sur les formes symétriques qui remplissent l’espace métropolitain), les ronds rouges et blancs, les traits qui partent de ces ronds. Les oppositions de forme et de couleur composent un ensemble à la fois lisible (à condition de savoir lire ce type de code), et graphiquement attirant. A un niveau plus souterrain, l’importance de la couleur rouge paraît significative de la violence contenue dans le réseau qui broie ses victimes, et annonce la fin tragique.
       Plus intéressantes sont les innombrables synesthésies qui parcourent le roman et qui fondent une poétique propre au tissu romanesque : « harcèlement linéaire » qui personnifie l’accumulation des lignes, « verticalité saumâtre » qui allie dans une même impression les sensations visuelles et olfactives du métro.
       A travers ce foisonnement et cette impression d’enchevêtrement confus des éléments, Boudjedra transforme ses plans en véritables œuvres d’art abstrait : il réalise par l’amalgame de sensations et d’impressions vécues par son personnage et d’éléments visuels perçus par un œil plus « objectif », avec un mélange des regards, une approche du monde très picturale. En effet, Rudolf Arnheim explique que la pensée ne s’oppose pas à la perception, puisque le simple fait de percevoir des couleurs ou des formes identifiées comme telles montre l’application d’une pensée, celle qui permet la distinction dans le chaos de l’indistinct [41]. Boudjedra donne l’illusion d’une perception brute et brutale, mais c’est pour ordonner une composition rigoureusement orchestrée par la conscience terrifiée :

 

       [...] le village dilaté à travers la pupille équarrie par un rayon de soleil qui rend l’ocre plus abstrait et plus fragile qu’il ne l’est en réalité et donne l’impression que tout dépend non de la structure architecturale mais de la couleur comme si elle avait le pouvoir d’agencer formes et volumes sanglant l’ensemble dans un signe compact et concassé servant de raccourci à toutes les constructions possibles et imaginables (...) cette odeur écœurante de suint, de sang coagulé ou liquéfié et d’eau saumâtre dont le mélange rappelle l’odeur de la charogne exposée aux rayons de l’infrarouge et grouillant déjà du vert, du bleu et du blanc des vers et autres diverses bestioles [42].

 

       A l’issue de la description du village, surgit une évocation des odeurs liées à la lessive de la laine, et on plonge dans le souvenir à travers les sensations : d’abord visuelles, puis olfactives, grâce à certains termes permettant la synesthésie : le rouge du « sang coagulé », d’abord apparu dans l’adjectif « sanglant », évoque son odeur, puis les autres odeurs. Les couleurs donnent donc leur dynamisme au texte à la manière d’une composition picturale : la sensation apparaît dans ce qu’elle a de plus concret, d’« écœurant » même, dans ce passage dont les odeurs, les couleurs, les sensations sont intimement perçues par le lecteur. Pourtant elle est exprimée à travers des termes abstraits de « volumes », « compositions », « constructions », « couleurs » (le pluriel et l’article défini extrayant dans le terme son aspect le plus général). L’usage du plan comme référent omniprésent dans le roman donne donc son esthétique au roman, dans ce mélange incessant de références concrètes et de termes abstraits.
       Il existe des traits assez semblables dans l’écriture de Butor, comme dans ce court passage :

 

       [...] rôdant à la surface de la ville comme une mouche sur un rideau, (...) commencer à me familiariser avec son réseau compliqué de transports, avec les nœuds majeurs des canaux de sa terne lymphe, bière étendue d’eaux de lavage, de sa lasse foule somnambule aux corps de boue blanchâtre ou lilas[...] [43].

 

       C’est le tableau de l’errance qui apparaît ici, et les véritables lectures picturales sont celles qui décrivent par exemple les tapisseries du musée. La véritable poésie est moins dans l’aspect pictural des descriptions que dans le lyrisme des interminables enchâssements et jeux de miroir, qui confèrent une sensation vertigineuse d’errance entre les deux infinis, celui du plan ou du tableau et celui de la réalité. Mais la toponymie joue aussi un rôle très important dans cette poétique de l’espace reconstitué par le plan : les noms de lieu donnent sens aux espaces, du moins c’est ce qu’on peut en attendre. Ainsi Bleston est à la fois « Bellus civitatem », la ville de la guerre, d’après l’étymologie qu’en donne le narrateur, mais aussi une ville « blessée » ou qui « blesse » son occupant : la violence est inscrite dans son nom. De même le premier lieu de villégiature de Jacques s’appelle l’Ecrou, et ce nom porte les stigmates d’un enfermement étouffant et blessant pour l’étranger.
       Mais plus intéressante est l’absence de sens qui caractérise la toponymie de Topographie idéale : « Ligne Cinq » ne signifie rien, n’évoque aucune image, c’est une pure dénomination : le plan n’illustre pas la réalité, il y substitue des mots, ou des chiffres, plutôt que des noms signifiants. De même les noms des stations ne recouvrent plus aucune réalité historique dans l’usage du métro : nulle place à l’interrogation toponymique, nulle place à la reconstitution d’un sens, d’une histoire de la ville et de son réseau, à travers les noms donnés aux stations et qui ne représentent plus que leur place sur la ligne. Le tableau que dessinent ces lignes aboutit donc à une véritable abstraction, et le regard errant sur le plan est celui de l’artiste qui équilibre tensions et volumes.
       En effet, les deux romans sont traversés par la présence d’images qui se greffent sur le premier niveau de la fiction et qui sont décrites longuement plutôt qu’expliquées : les publicités, innombrables dans le métro, les slogans qui se mêlent à la voix narrative, les sculptures et tapisseries de Bleston redoublent les personnages réels et leur voix. C’est le statut de la représentation qui est interrogé à travers ces jeux de mise en abyme, et surtout la possibilité pour la littérature de donner une représentation du monde. Lorsque Revel détruit le plan de Bleston, il dit avoir « détruit l’image de la ville » à la page 267, ce qui témoigne de la dimension figurative du plan et de toute représentation du réel. Les illusions qu’engendre cette figuration par l’image sont mises en valeur par les descriptions assez comiques des publicités détaillées dans Topographie idéale ; dans le roman de Butor, le narrateur s’aperçoit trop tard que son identification à Thésée était illusoire puisqu’il n’épousera ni Ariane-Ann ni Phèdre-Rose.

 

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[39] En ce qui concerne l’espace métropolitain en particulier, cet aspect esthétique très contemporain est important dans la mesure où les années 1970 voient l’émergence de nouvelles recherches stylistiques et architecturales dans la rénovation du réseau, et celle du style Motte reconnaissable à ses tons orange entre autres.
[40] R. Boudjedra, TIPAC, p. 74.
[41] R. Arnheim, La Pensée visuelle [1969], traduit de l’américain par Claude Noël et Marc Le Cannu, Paris, Flammarion, « Champs », 1997. Pour l’auteur, la perception visuelle est liée à une opération intellectuelle dans la mesure où la vision opère un choix et abstrait l’objet de son contexte. C’est exactement cette opération qui surgit dans le texte de Boudjedra : les objets sont perçus à travers les impressions qu’ils provoquent, dans un ensemble certes peu « analysé » et présenté de manière apparemment « brute » pour donner cette impression de chaos foisonnant, mais un ensemble orienté par des regards : celui de l’artiste qui compose un tableau à partir des sensations perçues, l’œil du voyageur qui cherche des repères dans les fragments de réel qui l’entourent. Comme l’animal perçoit l’objet à partir de la nécessité, la conscience ici perçoit des fragments orientés par un jeu de regards, troublant par sa multiplicité.
[42] R. Boudjedra, TIPAC, p. 6.
[43] M. Butor, ET, p. 62.