La carte et le plan, fils d’Ariane
de L’Emploi du temps de Butor
et de Topographie idéale pour une
agression caractérisée
de Boudjedra

- Claire Mazaleyrat-Lechopier
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       La métaphore spatiale est omniprésente, dans la « brisure intérieure » mais aussi dans le « dépassement » du personnage par un « phénomène » qui reste obscur : le verbe « dépasser » est à prendre à la fois pour sa valeur spatiale et pour son sens intellectuel, car les deux plans se mêlent absolument dans la conscience du voyageur : la mise en fiction de cette annulation du limen réside dans sa mise à mort effective à la sortie du labyrinthe mental et physique. Ou bien au contraire c’est parce qu’il y a eu passage dans un lieu interdit – le métro – que s’effectue la mise à mort. En effet, l’étranger est puni parce qu’il a transgressé une frontière : le système d’opposition entre la terre natale ouverte, ensoleillée, humaine, véritable paradis perdu, s’oppose évidemment aux boyaux terrifiants du métro et aux espaces parisiens décrits à travers les récits des tristes aventures des « laskars ». Ces compatriotes du personnage, rentrés au pays après y avoir littéralement « pourri » dans des chambrées infectes, brisés par des années de travail insupportable, déconfits par une expérience désastreuse, embellissent, une fois rentrés au Piton, ce qui devient une triomphante épopée, déconstruite par le narrateur [30]. L’interférence « diabolique » entre les choses, les objets et les êtres contribue à cette lecture étayée par la mention du « cercle des malédictions » que cherche à rompre l’étranger, à partir de ses propres références culturelles : l’enfermement dans un espace clos qui assimile et « digère » littéralement tout individu pris dans cet enchevêtrement, à égalité des objets qui s’y trouvent, relève en effet d’une circularité infernale.
       Plus probante sans doute est la confusion entre la conscience subjective et le spectacle de l’extérieur ; la souffrance vécue par l’étranger à la vue des signes incompréhensibles lui « zèbre la tête » comme il le dit à la page 97, il est pris dans ce qu’il voit :

 

       [Aline] l’aiderait à se retrouver dans cette pelote de laine qui l’imbrique et le déroule au gré des cercles concentriques figurant sur le plan qu’il continue à regarder de temps à autre, coupé en deux et pris entre la fascination et la nausée, ne sachant comment l’aborder et surtout comment déchiffrer cette écriture qu’il sentait, d’instinct, primordiale [31].

 

       Le sujet devient objet, manœuvré par le monstre, dans ce règne de la machine qui réifie l’individu et le broie. Ce mythe contemporain prend tout son essor dans ce récit de sacrifice de l’étranger : comme les machines de l’usine écrasent les travailleurs émigrés réchappés du métro, ses couloirs commencent à violenter l’homme: « coupé en deux et pris entre la fascination et la nausée ». Les termes « coupé », « brisure », « morcellements », qu’on trouve en de nombreuses occurrences, semblent figurer une rupture ontologique : entre la conscience et le monde, la connaissance n’est plus directement accessible, les codes se sont brouillés et la conscience perd sa maîtrise de l’objet [32]. Alors que l’homme est réifié, réduit à une conscience souffrante et peu agissante, l’objet, lui, s’anime et engendre une perception du monde à la fois terrifiante et fascinante, un véritable « déploiement fantastique » [33] :

 

       [le métro] se chevauchant, se ramifiant, se dédoublant, se recroquevillant un peu à la façon de cette mémoire toujours leste à partir mais aussi leste à revenir se lover sinusoïdalement au creux des choses, des objets, des impressions formant, elles aussi, un lacis parcourant en tous sens les méandres du temps, s’affolant, se bloquant [...] [34].

 

       Un véritable bestiaire émerge de cette description, dans un tableau en mouvement suspendu, à travers le mélange de verbes de mouvement et de mode participe qui fixe le procès dans un aspect séquant incertain : l’action est à jamais en cours de déroulement, infinie, dans un grouillement qui se nourrit de lui-même.
       L’image de la frontière qui sépare l’individu de lui-même est récurrente chez Boudjedra ; elle est significative d’une identité qui se cherche. Topographie idéale a été écrit en français par un auteur algérien, un peu plus de dix ans après l’indépendance et en plein cœur d’une période d’immigration massive, sujet traité par notre roman ; la tension entre recherche d’une identité propre et aliénation culturelle traverse certaines descriptions de l’espace métropolitain [35] :

 

       Mais surtout cela : cette propension à tout fermer, clôturer, enfermer, dans un assemblage de traits de segments de droites et de courbes, le tout barricadé à l’intérieur d’une frontière dont la configuration stricte, nette et implacable rappelle les zones interdites entourées de fer barbelé dont le substrat sur le papier est le pointillé, le hachuré et le trait discontinu faisant vite le tour du cercle imparfait ou plutôt de l’ellipse dont la régularité et la rondeur insuffisantes étaient compensées par une concentricité tous azimuts réglant définitivement la géométrie rassurée par l’existence d’un point non d’un centre – il y en a plusieurs – mais d’un lieu géométrique indiscutable et palpable qu’on pourrait matérialiser d’une grosse tache couleur orange foncé puisque c’est à peu près la seule qui ne soit pas représentée par une ligne du plan [36].

 

       Cet extrait met en valeur deux éléments prépondérants dans l’imaginaire du métropolitain : l’espace fermé par une frontière « stricte, nette et implacable » et l’élaboration de la carte. Les deux aspects sont liés par une dialectique non seulement entre le dehors et le dedans mais entre l’espace extérieur et un espace intérieur colonisé. Nulle présence humaine, nulle trace d’un procès accompli dans ce passage, mais des actions décrites en phrases nominales, au participe présent, et faites par des sujets inanimés, qui illustrent d’autant mieux l’arbitraire des décisions effectuées. Ce sont les lignes, les points eux-mêmes qui délimitent l’espace, le sujet réel des infinitifs « fermer, clôturer, enfermer » étant passé sous silence. On ne peut nommer la puissance qui enferme, et cette invasion de l’abstrait, de la force pure, est proprement terrifiante : c’est ce que montre l’interchangeabilité des Messieurs dans le Château de Kafka par exemple [37].
       Et pourtant, les manifestations de cette autorité « implacable » et sans visage sont bien concrètes, comme le montre le « fer barbelé » qui entoure le territoire et qui s’échappe de l’espace fictif et métropolitain pour décrire une situation tout à fait localisée et réelle : une allusion directe à la tragédie algérienne, sa colonisation et son interminable guerre d’indépendance. Enfin ce « fer barbelé » est figuré sur un « substrat de papier » par une délimitation géométrique aussi absurde que « rassurante » parce qu’elle semble donner un ordre, à défaut d’un « centre » rationnel, qu’elle schématise et abstrait assez pour éliminer l’humanité de ses stratégies, dans un espace du plan aseptisé et cohérent à défaut d’être juste : la valeur de « netteté » a remplacé sur le dessin celle de « justesse » ou de « justice », créant un déplacement vers le géométrique désincarné, celui du « métropolitain », à tous les sens du terme. L’étranger est exclu de cet espace, il est nié et aliéné : il disparaît purement et simplement du paysage au profit d’une « grosse tache de couleur orange foncé » sur le plan, signalant on ne sait quelle réalité. Cette aliénation se traduit aussi par l’intériorisation de la frontière.
       L’usage du plan et ses rapports faussés au réel donnent donc à lire la dialectique du dedans et du dehors dans une tension qui annule tous les repères : la conscience est prise en étau entre les lignes du plan qui redoublent celles du réel, aussi inextricables qu’inexplicables : elles ne rendent pas visible, elles ne montrent pas de centre puisqu’il n’y en a pas. La notion même d’identité est mise à mal : l’étranger de Topographie idéale n’a pas même un nom, celui de Butor multiplie les noms et les symboles jusqu’à perdre toute identité : à l’insignifiant Jacques Revel se substitue le mythique Thésée, puis Pirinoüs, puis le personnage perd toute identité mythique et disparaît progressivement, alors que la ville est mille fois nommée dans le roman, notamment à travers les apostrophes qui parsèment le texte.
       L’objet finit par acquérir plus de réalité que ce qu’il représente et cet aspect renforce la dimension spéculaire de l’écriture dans nos deux romans. La carte correspond à une vision du monde, elle n’en est pas une simple réduction métonymique, elle est orientée sinon par des points cardinaux du moins par un point de vue [38]. Le plan du métro se révèle ainsi proche de certains tableaux d’art contemporain, et l’importance de l’aspect visuel dans le texte donne à lire le plan comme une composition abstraite ; de même que les plans dont se sert le narrateur de l’Emploi du Temps acquièrent une dimension esthétique qui dépasse leur rôle narratif.

 

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[30] Les laskars eux-mêmes évoquent à la page 180 « les chantiers, les hauts-fourneaux, les kilomètres de rues à balayer, les tonnes de neige à déblayer, les mines et autres souterrains (...) tout cela, dans l’hypothèse optimiste où la police ne l’embêterait pas, que les propriétaires de l’hôtel ne lui chercheraient pas noise, les gosses ne lui tireraient pas la langue, les punaises ne lui dévoreraient pas la peau [...] ». A travers cette évocation de ce qui attend l’immigré, on lit évidemment l’expérience même de ces faux camarades, qui encouragent le personnage en lui vantant l’argent facile et les femmes de la métropole, taisant leurs propres souffrances.
[31] R. Boudjedra, TIPAC, p. 187.
[32] « Les recherches psychologiques et épistémologiques contemporaines-et je pense notamment aux travaux de Jean Piaget– ont montré que déjà le simple objet immédiatement perçu (...) est une construction liée à la praxis des hommes et au degré de connaissance qu’ils ont à un moment donné de la réalité ambiante, connaissance qui est elle-même un élément décisif de leur praxis. Aussi, chaque fois que la pensée scientifique fait un progrès décisif, elle modifie par cela même et la praxis et la manière de percevoir et de coordonner les données ; elle est donc amenée à restructurer son objet » (L. Goldmann, « A propos de l’art, de la littérature et de l’idéologie », dans Essais sur les formes et leurs significations, textes rassemblés par Annie Goldmann et Sami Naïr, Paris, Denoël/Gonthier, 1981, p. 5). La suite de cet article définit le concept de rupture ontologique, notamment dans son application aux sciences humaines, et montre l’impact des avancées de la science dans l’espace contemporain sur la perception de la réalité. Le règne de la machine (et son implication littéraire à travers le mythe qu’elle a engendré) contribue à déstabiliser un regard de l’homme sur le monde dans la mesure où il peine à trouver sa propre place dans un espace envahi par l’objet et la technologie : il me semble que l’on peut lire ainsi certains passages du roman de Boudjedra, d’autant que ce thème très prolifique dans la science-fiction a laissé un vocabulaire dans lequel puise largement l’auteur algérien.
[33] Cette dimension fantastique de la machine fait évidemment penser à des romans comme La Bête humaine ; mais la modernité de Boudjedra, telle que nous essayons de la mettre en valeur, réside dans le dépassement de l’imaginaire mythique par le recours à l’abstraction : le métro est terrifiant non seulement par ses personnifications, mais surtout par ses abstractions géométriques. C’est moins un monstre qui dévore l’étranger à travers la figure mythique du Minotaure que l’absence de visage.
[34] R. Boudjedra, TIPAC, p. 20.
[35] Le terme même de « métropolitain », abrégé en « métro » moins polémique, est significatif des rapports de la France avec ses anciennes colonies : le terme « métropole » désigne certes la capitale du pays mais aussi l’Etat considéré par rapport à ses colonies. Le terme s’applique toujours pour opposer le territoire hexagonal aux DOM-TOM.
[36] R. Boudjedra, TIPAC, p. 24.
[37] Rappelons que le personnage principal du roman est arpenteur c’est-à-dire qu’il établit les cartes du terrain : le lien entre la carte et l’arbitraire de la force est ainsi revivifié dans le roman de Boudjedra.
[38] A. Chauvin, « Cartes et plans : représentations de l’espace et conditions de lecture », art cit., p. 247. La carte est un espace défini par l’écrit, comme le montre l’importance pour s’y repérer de la toponymie (d’après Andrée Chauvin, les noms ne sont pas dans le lieu mais opèrent un savoir sur le lieu). Comme toute écriture, elle opère une interprétation du monde, notamment par la manière dont elle est orientée, les proportions qu’elle respecte ou non. Toute carte est fiction, dans la mesure où elle propose une vue synoptique qui fait de nous un « dieu-voyeur ».