La métaphore spatiale est omniprésente, dans la « brisure intérieure » mais aussi dans le « dépassement » du personnage par un « phénomène » qui reste obscur : le verbe « dépasser » est à prendre à la fois pour sa valeur spatiale et pour son sens intellectuel, car les deux plans se mêlent absolument dans la conscience du voyageur : la mise en fiction de cette annulation du limen réside dans sa mise à mort effective à la sortie du labyrinthe mental et physique. Ou bien au contraire c’est parce qu’il y a eu passage dans un lieu interdit – le métro – que s’effectue la mise à mort. En effet, l’étranger est puni parce qu’il a transgressé une frontière : le système d’opposition entre la terre natale ouverte, ensoleillée, humaine, véritable paradis perdu, s’oppose évidemment aux boyaux terrifiants du métro et aux espaces parisiens décrits à travers les récits des tristes aventures des « laskars ». Ces compatriotes du personnage, rentrés au pays après y avoir littéralement « pourri » dans des chambrées infectes, brisés par des années de travail insupportable, déconfits par une expérience désastreuse, embellissent, une fois rentrés au Piton, ce qui devient une triomphante épopée, déconstruite par le narrateur [30]. L’interférence « diabolique » entre les choses, les objets et les êtres contribue à cette lecture étayée par la mention du « cercle des malédictions » que cherche à rompre l’étranger, à partir de ses propres références culturelles : l’enfermement dans un espace clos qui assimile et « digère » littéralement tout individu pris dans cet enchevêtrement, à égalité des objets qui s’y trouvent, relève en effet d’une circularité infernale.
Plus probante sans doute est la confusion entre la conscience subjective et le spectacle de l’extérieur ; la souffrance vécue par l’étranger à la vue des signes incompréhensibles lui « zèbre la tête » comme il le dit à la page 97, il est pris dans ce qu’il voit :
[Aline] l’aiderait à se retrouver dans cette pelote de laine qui l’imbrique et le déroule au gré des cercles concentriques figurant sur le plan qu’il continue à regarder de temps à autre, coupé en deux et pris entre la fascination et la nausée, ne sachant comment l’aborder et surtout comment déchiffrer cette écriture qu’il sentait, d’instinct, primordiale [31].
Le sujet devient objet, manœuvré par le monstre, dans ce règne de la machine qui réifie l’individu et le broie. Ce mythe contemporain prend tout son essor dans ce récit de sacrifice de l’étranger : comme les machines de l’usine écrasent les travailleurs émigrés réchappés du métro, ses couloirs commencent à violenter l’homme: « coupé en deux et pris entre la fascination et la nausée ». Les termes « coupé », « brisure », « morcellements », qu’on trouve en de nombreuses occurrences, semblent figurer une rupture ontologique : entre la conscience et le monde, la connaissance n’est plus directement accessible, les codes se sont brouillés et la conscience perd sa maîtrise de l’objet [32]. Alors que l’homme est réifié, réduit à une conscience souffrante et peu agissante, l’objet, lui, s’anime et engendre une perception du monde à la fois terrifiante et fascinante, un véritable « déploiement fantastique » [33] :
[le métro] se chevauchant, se ramifiant, se dédoublant, se recroquevillant un peu à la façon de cette mémoire toujours leste à partir mais aussi leste à revenir se lover sinusoïdalement au creux des choses, des objets, des impressions formant, elles aussi, un lacis parcourant en tous sens les méandres du temps, s’affolant, se bloquant [...] [34].
Un véritable bestiaire émerge de cette description, dans un tableau en mouvement suspendu, à travers le mélange de verbes de mouvement et de mode participe qui fixe le procès dans un aspect séquant incertain : l’action est à jamais en cours de déroulement, infinie, dans un grouillement qui se nourrit de lui-même.
L’image de la frontière qui sépare l’individu de lui-même est récurrente chez Boudjedra ; elle est significative d’une identité qui se cherche. Topographie idéale a été écrit en français par un auteur algérien, un peu plus de dix ans après l’indépendance et en plein cœur d’une période d’immigration massive, sujet traité par notre roman ; la tension entre recherche d’une identité propre et aliénation culturelle traverse certaines descriptions de l’espace métropolitain [35] :
Mais surtout cela : cette propension à tout fermer, clôturer, enfermer, dans un assemblage de traits de segments de droites et de courbes, le tout barricadé à l’intérieur d’une frontière dont la configuration stricte, nette et implacable rappelle les zones interdites entourées de fer barbelé dont le substrat sur le papier est le pointillé, le hachuré et le trait discontinu faisant vite le tour du cercle imparfait ou plutôt de l’ellipse dont la régularité et la rondeur insuffisantes étaient compensées par une concentricité tous azimuts réglant définitivement la géométrie rassurée par l’existence d’un point non d’un centre – il y en a plusieurs – mais d’un lieu géométrique indiscutable et palpable qu’on pourrait matérialiser d’une grosse tache couleur orange foncé puisque c’est à peu près la seule qui ne soit pas représentée par une ligne du plan [36].
Cet extrait met en valeur deux éléments prépondérants dans l’imaginaire du métropolitain : l’espace fermé par une frontière « stricte, nette et implacable » et l’élaboration de la carte. Les deux aspects sont liés par une dialectique non seulement entre le dehors et le dedans mais entre l’espace extérieur et un espace intérieur colonisé. Nulle présence humaine, nulle trace d’un procès accompli dans ce passage, mais des actions décrites en phrases nominales, au participe présent, et faites par des sujets inanimés, qui illustrent d’autant mieux l’arbitraire des décisions effectuées. Ce sont les lignes, les points eux-mêmes qui délimitent l’espace, le sujet réel des infinitifs « fermer, clôturer, enfermer » étant passé sous silence. On ne peut nommer la puissance qui enferme, et cette invasion de l’abstrait, de la force pure, est proprement terrifiante : c’est ce que montre l’interchangeabilité des Messieurs dans le Château de Kafka par exemple [37].
Et pourtant, les manifestations de cette autorité « implacable » et sans visage sont bien concrètes, comme le montre le « fer barbelé » qui entoure le territoire et qui s’échappe de l’espace fictif et métropolitain pour décrire une situation tout à fait localisée et réelle : une allusion directe à la tragédie algérienne, sa colonisation et son interminable guerre d’indépendance. Enfin ce « fer barbelé » est figuré sur un « substrat de papier » par une délimitation géométrique aussi absurde que « rassurante » parce qu’elle semble donner un ordre, à défaut d’un « centre » rationnel, qu’elle schématise et abstrait assez pour éliminer l’humanité de ses stratégies, dans un espace du plan aseptisé et cohérent à défaut d’être juste : la valeur de « netteté » a remplacé sur le dessin celle de « justesse » ou de « justice », créant un déplacement vers le géométrique désincarné, celui du « métropolitain », à tous les sens du terme. L’étranger est exclu de cet espace, il est nié et aliéné : il disparaît purement et simplement du paysage au profit d’une « grosse tache de couleur orange foncé » sur le plan, signalant on ne sait quelle réalité. Cette aliénation se traduit aussi par l’intériorisation de la frontière.
L’usage du plan et ses rapports faussés au réel donnent donc à lire la dialectique du dedans et du dehors dans une tension qui annule tous les repères : la conscience est prise en étau entre les lignes du plan qui redoublent celles du réel, aussi inextricables qu’inexplicables : elles ne rendent pas visible, elles ne montrent pas de centre puisqu’il n’y en a pas. La notion même d’identité est mise à mal : l’étranger de Topographie idéale n’a pas même un nom, celui de Butor multiplie les noms et les symboles jusqu’à perdre toute identité : à l’insignifiant Jacques Revel se substitue le mythique Thésée, puis Pirinoüs, puis le personnage perd toute identité mythique et disparaît progressivement, alors que la ville est mille fois nommée dans le roman, notamment à travers les apostrophes qui parsèment le texte.
L’objet finit par acquérir plus de réalité que ce qu’il représente et cet aspect renforce la dimension spéculaire de l’écriture dans nos deux romans. La carte correspond à une vision du monde, elle n’en est pas une simple réduction métonymique, elle est orientée sinon par des points cardinaux du moins par un point de vue [38]. Le plan du métro se révèle ainsi proche de certains tableaux d’art contemporain, et l’importance de l’aspect visuel dans le texte donne à lire le plan comme une composition abstraite ; de même que les plans dont se sert le narrateur de l’Emploi du Temps acquièrent une dimension esthétique qui dépasse leur rôle narratif.