A deux pages d’intervalle, on passe d’une comparaison rapide du métro tout entier avec le jeu du flipper par l’un de ses amateurs, à une analyse beaucoup plus précise du narrateur qui assimile ce jeu au plan du métro, sa première « miniature ». Plutôt que les signes visibles des lignes, c’est la partie non visible du déplacement des voyageurs, leur mobilité, qui est figurée dans cette comparaison et que le plan figé ne peut prendre en compte ; l’image du voyageur en « boule blanche » actionnée par les pistons du jeu laisse apparaître l’aspect infime de l’homme immergé dans ce dédale monstrueux : il disparaît d’ailleurs totalement des descriptions consacrées aux couloirs, aux stations : il n’est plus que l’œil effaré devant le monstre. Tout ce qu’il y a de figuratif dans le jeu du flipper, noté dans la parenthèse avec son folklore légèrement kitsch, disparaît au profit d’un « tracé invisible » dans le modèle original, qui gomme l’individu.
Le plan comme « texte » permettant de lire et d’appréhender le réel se révèle surtout à travers la polysémie des « lignes » dans les deux textes. Face à l’échec de la représentation géométrique et abstraite par le plan, qui donne une impression illusoire de maîtrise de l’espace mais ne fait que gommer l’expérience individuelle et mène à un véritable effacement de la réalité, les lignes de l’écriture tentent de mettre de l’ordre dans le roman de Butor, alors qu’elles sont liées au même supplice d’étrangeté au monde chez Boudjedra, du moins pour le personnage central : le « harcèlement des lignes », la comparaison des lignes écrites et dessinées avec un « mille-pattes » – et cette image évoque un entassement grouillant et terrifiant –, l’absurdité de l’écriture « à l’envers » sont autant d’expressions qui témoignent d’une analogie entre les lignes du plan, celles du métro, avec leur chiffre apposé (elles n’ont d’identité qu’un chiffre, nouvel exemple de délitement de la réalité) et celles de l’écriture. En revanche, le narrateur de Butor tente de remplir par les lignes de l’écriture les blancs de la mémoire de manière à donner sens au réel vécu :
C’est pour diminuer le retard sur ma propre réalité, qu’il faut que je replonge dans mon hiver, que j’établisse une carte de mon propre relief afin de pouvoir suivre le dessin des ombres que mes jours ont projetées les unes sur les autres, en avant et en arrière jusqu’à maintenant [25].
Dans ce passage, l’abandon du plan et de son déchiffrement au profit de la lecture de la ville elle-même (le narrateur se sent plus capable d’interpréter « une lézarde entre deux de tes briques sur un mur » que les sourires de Rose) est lié à un recentrage sur le narrateur lui-même, puisqu’il s’agit d’« établir la carte de [son] propre relief ». La métaphore topographique qui régit le processus de l’écriture s’inverse dans la mesure où elle ne rend plus compte de la ville mais présente un portrait de son habitant : on est passé en somme de la synecdoque du plan pour la ville à la métonymie de la ville pour son promeneur. Ainsi un centre est trouvé dans les errances labyrinthiques du narrateur, et c’est le récit qui ordonne ces déambulations hasardeuses : l’écriture est orientée par un objectif à atteindre, comme le montre la préposition « pour » qui débute la phrase, redoublée par la locution « afin de » et l’expression d’un avenir que dénote la périphrase verbale « il faut que ». La carte est remplacée par le plan, caractérisé par sa vocation, son aspect utilitaire ; ainsi son utilisateur reprend-il sa place prédominante, par la maîtrise de l’écriture. Mais ce qui se joue dans ce rapport entre le plan et la réalité, entre la miniature et son modèle original, est le fruit d’une dialectique plus vaste entre l’intérieur et l’extérieur.
La « dialectique du dehors et du dedans » [26]
La délimitation entre le dedans et le dehors fait l’objet d’une frontière. Michel Serres rappelle l’aspect mythique et sacré de cette délimitation [27] à travers le motif du limen, qui fixe la délimitation du sacré et du profane, du territoire, du pagus. Cette frontière sacrée entre soi et le monde éclate dans la pensée contemporaine, et de manière encore plus évidente à travers le rapport du plan à la réalité. En effet, le plan tient sur un espace délimité et clairement mesurable à l’échelle du regard, de la main, de la page. Il vise donc à intérioriser un espace extérieur difficile à appréhender et étranger dans son immensité. Non seulement il réduit cet espace mais lui permet d’être assimilé par la conscience du promeneur.
Or cette correspondance est faussée dans les deux romans : le plan devient l’objet d’une aliénation car ses référents ont perdu tout lien avec leur original et la conscience elle-même se trouve confrontée à des espaces qu’elle ne peut comprendre ; elle finit par être intériorisée par l’espace immense, au lieu de l’assimiler, à l’issue d’un renversement terrifiant des perspectives : « les corpuscules se télescopent dans sa tête » [28] raconte Boudjedra, et il s’agit moins alors de décrire une impression visuelle de son personnage que de donner à voir au sens propre comment l’individu est ingéré dans les « boyaux » du monstre et ingère lui-même l’espace qui l’entoure.
Les deux romans mêlent les plans narratifs, ce qui a été suffisamment étudié pour qu’on ne s’y attarde guère : mais la confusion n’est pas déconstruction, car les lignes polyphoniques qui s’entremêlent contribuent à établir une analogie structurelle entre le plan décrit et la narration. Le cas de l’enquête est intéressant à cet égard : il s’agit dans les deux romans d’une reconstitution de la vérité à partir de fragments de réel et des interprétations qui en découlent. La reconstitution d’une réalité dans le cadre réduit de la page (ou de la résolution d’un crime) participe de l’imbrication des différents plans de fiction les uns dans les autres. Mais le discours policier, plus particulièrement dans Topographie idéale, est extérieur, postérieur aux faits. L’enquêteur, dont le discours indirect libre s’immisce dans les lignes du récit de manière absurde et caricaturale, est un embrayeur efficace. Il met ainsi l’accent sur des détails peu pertinents pour ce simulacre d’enquête, mais qui permettent au lecteur de se « raccrocher » à des fragments narratifs, de suivre le cheminement de l’étranger, plutôt que sa seule conscience.
Cette question de la reconstitution du réel est plus significative dans la description et dans les rapports entre la réalité et ses plans. En effet, il semble que l’identité à échelle réduite du plan et de son référent soit non seulement arbitraire, comme nous l’avons vu, mais aussi fausse, truquée, à la manière d’une fausse piste dans une enquête parodique.
La brisure se fait à l’intérieur par l’addition de tous ces amalgames, mélanges, enchevêtrements, imbrications, amoncellements et accumulations divers d’un même et unique phénomène le dépassant, bien sûr, et dont il a une conscience vague mais implicite, sachant que tout le mystère de l’environnement dont il est la victime a son secret dans cette interférence diabolique entre les choses, les objets et les êtres pris dans un code de connexions qu’il n’arrive pas à déchiffrer mais qu’il pressent comme inscrit irrémédiablement dans ces tatouages qui commencent à hanter son esprit : les lignes formant le plan du métro, les cordes se chevauchant les unes dans les autres, les rails se réfractant à l’infini, les traces intérieures incisant la chair, les couloirs se déroulant les uns dans les autres à n’en plus finir, les ecchymoses abstraites gonflant sous la levure de la chaleur, les cercles du temps éclatant en mille segments, les espaces déglingués, les géométries fissurées, les arcs défoncés, etc. [29].
L’image qui domine dans ce passage est l’imbrication de l’intérieur dans l’extérieur, à travers notamment celle des couloirs infinis et qui ne mènent nulle part : c’est l’ingestion sans fin d’un monstre « dont il est la victime » qui s’effectue dans la conscience du personnage et qui se caractérise par l’enchevêtrement de la souffrance physique (les « ecchymoses », « brisures », « tatouages » et autres traces d’une souffrance violente) et de la plus grande abstraction : les traces sont « intérieures », ce qui contredit la définition d’une trace, puisque celle-ci est le signe extérieur d’un passage. L’énumération des éléments épars et marqués par cette violence n’est pas elle-même ordonnée, elle se clôt comme souvent sur un « etc. » qui semble indiquer une limite arbitraire à une énumération qui pourrait durer éternellement.