Fig. 8. Juan Benet, Carte militaire,
Herrumbrosas lanzas II (détail)
Fig. 9. Juan Benet, Carte militaire,
Herrumbrosas lanzas I (détail)
Les textes, cela semble évident, posent des problèmes d’intégration. D’une façon générale, l’ensemble des stratégies en œuvre ne permet pas au lecteur de surmonter le caractère fragmentaire de l’écriture. Les principales composantes assurant l’ancrage du récit, c’est-à-dire l’espace mais aussi le temps et les personnages, font l’objet d’un brouillage empêchant l’élaboration de modèles de représentation stables, ce qui correspond à une stratégie d’ouverture et de démultiplication des interprétations possibles du texte. Au fil des développements, on peut observer non seulement la surexposition des données spatiales mais aussi temporelles, des phénomènes de modalisation qui affectent tous les paramètres de l’écriture. Les personnages sont immergés dans un temps où tout est immobile et où le futur est impensable. D’autre part, le lecteur est pris au piège dans une écriture somptueuse qui veut rompre à tout prix la linéarité et la continuité du récit par l’accumulation de parenthèses, d’incises, de développements périphériques de toutes sortes. La phrase se creuse, se fragmente en zones multiples. La complexité de la syntaxe, l’hypertrophie phrastique donnent à la page imprimée une dimension visuelle qui vient redoubler la nature d’une carte faite de plis, de courbes, de turbulences baroques. Tout tend ici à devenir un spectacle [16]. La manière dont la « visualité » investit le champ de l’écriture suppose une participation toujours plus importante du lecteur. Lire une carte met en jeu d’une part des mécanismes de la perception visuelle, d’autre part les processus mentaux de l’entendement et de la mémorisation. Si on considère l’interaction entre la carte et les informations textuelles, si on ajoute à cela les difficultés de lecture et de mémorisation qu’entraîne une écriture extrêmement complexe, feuilletée et opaque, on comprend que ce qui est suggéré est de l’ordre d’un tracé qui peut se décliner sur différents niveaux (sémantique, narratif, syntaxique). Ainsi, lorsque Pierre Jourde affirme qu’il n y a pas de temps de lecture d’une carte, car celui-ci est instantané ou infini [17], il en va de même des récits de Benet et de la carte qui les accompagne. Il n y a pas de temps de lecture d’un texte de Benet, lire devient un plaisir de l’errance, une expérience de méditation, une plongée dans des plis de toutes sortes, dans le clair obscur et dans des zones d’ombre inaccessibles à la conscience, dans les replis d’une âme baroque chers à Deleuze et à Leibniz. Prête à se remettre en mouvement, la carte demeure comme une trace, une empreinte, une scène où sont venus se concentrer les drames humains individuels et collectifs, la comédie du pouvoir et l’absence de toute liberté.
Région raconte la ruine, la décadence, la souffrance, les peurs produites par la guerre civile espagnole. Carte géographique, carte à jouer, carte militaire, ce sera sur une table de jeu que le colonel Gamallo perdra sa fiancée à Región dans les années vingt, Maria Timoner, laissant le vainqueur la main clouée à la table d’un coup de couteau. C’est au printemps 1938, pendant la guerre civile, que le colonel Gamallo reviendra à Région pour neutraliser les républicains qui y résistaient depuis plusieurs mois. Cette histoire, racontée dans les années soixante au cours d’une nuit de dialogue entre le docteur Sebastian – témoin de la scène du casino et prétendant déçu de Maria Timoner – et Marré Gamallo (la propre fille du colonel qui revient à Région après une longue absence), est offerte à un lecteur-voyageur obligé de suivre tous les chemins du récit, ses secrets honteux, son obscurité malsaine, ses parenthèses impénétrables, ses silences interminables, ses directions changeantes. Dans Una meditación, la guerre civile fera basculer les destins des deux grandes familles de cet univers mythique : après l’enfance insouciante, ce sera la haine et l’obsession de la vengeance. Juan Benet approfondit sa réflexion sur la ruine [18], montrant que celle-ci vient se nicher dans un état décadent pour grandir toujours davantage. Le cycle romanesque consacré à la guerre civile, Herrumbrosas lanzas confirmera ce triste constat jusqu’à l’anéantissement. Les trois volumes évoquent successivement les préparatifs, les premiers succès de la campagne et l’échec final avec la mort de tous les personnages. En témoignant de la réalité de la guerre civile, en inventant les capitales, les batailles, les offensives, dans un espace complexe, fragmenté, illisible et contradictoire, les récits construisent la vision imaginaire d’une expérience radicale de l’ordre de l’incommunicable. Benet semble vouloir lutter jusqu’au bout, sans suivre le modèle des livres de la guerre civile, il fait « sa propre guerre ». La démarche cartographique accompagne très largement cette entreprise, la lecture des cartes militaires présentées dans Herrumbrosas lanzas I et II (figs. 8 et 9) accentuent le caractère dramatique du spectacle de la guerre en permettant de visualiser le chaos décrit par l’écriture. L’espace, théâtre métaphorique des déchirures infligées à l’histoire espagnole, finit par donner la mesure d’un temps inexistant, d’une paralysie généralisée. Le piège se referme sur des combattants désorganisés qui représentent la mort en mouvement, soulignant que la machine de guerre est inhérente à une condition humaine qui reste tribale :
A Région, nom de pays fictif qui est un terme générique, la guerre est celle de l’espèce et des espèces entre elles : une main mystérieuse pend les chiens aux branches des arbres ; les canons des fusils dépassent « dans l’attitude de la vipère aux aguets qui, après avoir mordu et inoculé son venin, sort la tête de sous la pierre pour s’assurer du résultat » ; les combats continuent sans rime ni raison alors que tout est perdu pour les uns et pour les autres. Guerre sans vainqueur dont le seul objectif est la défaite de tous et l’extermination du genre humain [19].