Fig. 2. Pieter Bruegel l’Ancien, La Tour de Babel, 1563
Fig. 3. Alfred Guesdon, Vue de Madrid, 1854 (détail)
Fig. 4. Juan Laurent, Pont de la Cella, Huesca,
1867 (détail)
Fig. 5. Charles Clifford, Construction du canal
de Isabel II, 1860 (détail)
A l’évidence, le traitement textuel du paysage est très influencé par les connaissances géographiques d’un auteur géomètre et ingénieur. Le passage sélectionné en ouverture montre la présence d’éléments de spatialisation (« axe nord-sud », « limite méridionale », « en plan »), d’un vocabulaire technique emprunté directement à la géomorphologie et à la géologie (« système », « plissements », « architecture post-hercynienne », « lignes d’ossature », « ligne de crête des remous », « socle », « alentours karstiques », « couronne calcaire », « régression stéphanienne », « influence hercynienne », « calcaire de Dinant », « sommets », « ceinture des quartzites », « ardoises », « grés de quartz », « immersions siluriennes et dévoniennes », « calcium », « sel », « formations détritiques et carbonifères », « arcs plissés », « cordillère »). L’association d’un registre géomorphologique et de métaphores organicistes qui tendent à présenter le territoire comme un corps humain (« le corps fouetté et brisé du continent » ; la montagne en forme de « ventre de violon » ; « la naissance - et le divorce - de ses deux rivières principales » ou encore « un prurit féminin de la taille »), font entrer les composantes textuelles dans un mouvement métamorphique où la dimension scientifique du discours se teinte de poésie et où l’imagination semble investir toujours davantage les lieux qu’elle fréquente.
La désintégration de l’action en plusieurs lignes narratives, caractéristique des romans du XXe siècle, laisse ici la première place aux descriptions spatiales (paysages, climats, itinéraires des voyageurs, déploiements des offensives des forces républicaines). Le milieu naturel, présenté comme « un système varié de plissements », est soumis à des forces ; il représente un théâtre de conflits qui permet en quelque sorte de doubler le système textuel. La montagne, « témoin énigmatique, peu connu et inquiétant » du désordre, est une surface à déchiffrer intégrant des éléments qui seront réinvestis et associés aux différents personnages de l’histoire (« un voyage d’exil », des « cartes à jouer », « un clavier »).
Région, projection cartographique
Ce paysage imaginaire qui, nous y reviendrons, entretient des liens avec l’Espagne, est régi par des mythologies anciennes et notamment par la présence d’un mystérieux gardien (Numa) que personne n’a jamais vu puisqu’il vit dans une zone inaccessible. La localisation centrale du bois de Mantua ébauche au niveau structurel et mental un labyrinthe inéluctable qui détruit toute personne pénétrant à l’intérieur. Le dédale, le centre inaccessible, l’obsession de l’espace, la récurrence des trajets vont trouver un prolongement dans une représentation cartographique sophistiquée. L’intérêt de Benet pour les arts visuels, les plans et les dessins ne fait aucun doute. Il consacrera par exemple un essai sur l’œuvre La tour de Babel de Pieter Bruegel l’Ancien (1563) (fig. 2), montrant comment le peintre s’éloigne des représentations traditionnelles en abandonnant la structure hélicoïdale pour une structure télescopique fondée sur l’empilement de tambours de diamètres décroissants [5]. Il signera également la préface d’un ouvrage de lithographies sur les villes et les lieux espagnols vers 1850, « L’Espagne à vol d’oiseau » d’Alfred Guesdon, soulignant la fidélité, l’exactitude de naturalistes des planches mais aussi l’emploi de la vue aérienne, des ombres et des contrastes qui confèrent aux représentations une dimension particulière [6] (figs. 3 et 4). L’ouvrage intègre également des photographies de ponts, de routes, de gares, de barrages, ouvrages que l’auteur, géomètre de profession, aimait particulièrement.
La publication de la carte du cosmos fictionnel sera tardive puisqu’elle est associée au premier volume de Herrumbrosas lanzas (1983) (fig. 5). Initialement, il s’agissait d’écrire une histoire militaire de la guerre civile, ce qui nécessitait un travail de recherche et de documentation très important. Le projet, qui n’était pas celui d’un écrivain mais d’un historien militaire, se transforma en un roman très documenté au niveau historique [7]. Le premier volume décrit Région en 1938 et les préparatifs de l’offensive républicaine, le second évoque le déroulement de l’attaque et le troisième la narration de la défaite. Le véritable enjeu est bien la mise en scène des combats et des mouvements des protagonistes du conflit. Si Herrumbrosas lanzas n’est pas une historiographie dramatique du conflit, une exposition ou un inventaire de données tirées des archives ou de recherches, il fallut cependant renoncer à certaines libertés pour rester quelque peu fidèle au projet original. La rédaction du premier volume a permis d’établir une différence nette entre une fiction étayée sur l’expérience et une fiction fondée exclusivement sur l’imagination qui, pour s’adapter au style de la chronique et atteindre le même niveau de vraisemblance et de crédibilité, doit chercher des points de convergence d’où la nécessité de poser des références spatiales concrètes et explicites [8]. Région ayant été décrite partiellement dans des textes antérieurs, la géographie de ce territoire de fiction fut finalement une difficulté majeure : il fallut réaliser une carte qui, dans la mesure du possible, pouvait concilier les indications introduites précédemment au fil des romans et servir de terrain à la narration des opérations militaires.