Juan Benet, aspects cartographiques
et représentation mentale

- Sandrine Lascaux
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Fig. 6. Juan Benet,
Carte militaire de Région (détail)
Herrumbrosas lanzas I

Fig. 7. Juan Benet, Carte militaire, (détail)
Herrumbrosas lanzas I

       Le résultat fut une carte à l’échelle 1:150 000 d’une terre imaginaire de trois mille mètres carrés avec trois montagnes et deux fleuves, publiée dans le premier volume, dont le levé fut effectué par Benet et le dessin par José María Sanz. Des cartes militaires décrivant le mouvement des troupes durant la guerre civile espagnole seront par ailleurs intégrées dans les deux volumes suivants, Herrumbrosas lanzas I (1985), Herrumbrosas lanzas II (1986) (fig. 6 et 7).
       La carte détaillée représente un espace doté de caractéristiques qualitatives et quantitatives et apparaît comme un véritable objet scientifique comprenant une nomenclature toponymique précise et un habillage : cadre, titre, légende, échelle, différents repères géodésiques, coordonnées, hydrographie, figuré du terrain en courbes de niveau, détails planimétriques concernant l’infrastructure (voies de communication, clôture et limite, bâtiments et constructions diverses, éléments relatifs au tapis végétal). L’élaboration de la carte de Région semble avoir suivi des règles scientifiques d’observation, d’identification, de qualification, de localisation afin de couvrir de façon exhaustive le territoire considéré et de permettre le repérage, l’orientation, les inventaires, l’évaluation des distances entre différents lieux. En contribuant à donner une vision globale, localisée et mesurable des phénomènes, la carte crée un effet de réel souligné par de nombreux critiques [9]. Le recours à la cartographie dans le domaine de la littérature peut accentuer considérablement la cohérence de l’espace présenté et exploré dans les récits, notamment parce qu’il en fixe les limites. Le terme de région, en désignant un « territoire relativement étendu, possédant des caractères physiques et humains particuliers qui en font une unité distincte des régions voisines ou au sein d’un ensemble qui l’englobe », participe de cette entreprise.
       D’autre part, le fait que les personnages vivent et agissent dans un espace représenté sous la forme de cartes suppose la surexposition d’une scène qui devient familière au lecteur et dont l’identité est déterminée par la nature et le degré de complexité des liens entretenus avec un (des) mondes de référence, réels ou non.
       L’univers présenté peut n’avoir aucun lien avec la réalité : le monde de J.R.R. Tolkien, Middle Earth, est par exemple peuplé d’êtres imaginaires avec une mythologie propre. Chez Tolkien, tout concourt à créer l’impression d’une appréhension magique plus que scientifique du lieu. Cependant, le dialogue entre un monde romanesque et sa représentation cartographique questionne souvent les références et les relations complexes qui se nouent entre la réalité et l’imagination. Pour les besoins de la fiction, William Faulkner a ainsi créé le comté mythique de Yoknapatawpha. Il s’agit de projeter des événements et des actions humaines dans une communauté archétypique des Etats-Unis, il est en général admis que le comté de Lafayette dans le Mississipi a servi de référence pour la création du monde fictionnel. Dans son illustre Comté De Raintree (1948), Ross Lockridge Jr raconte l’histoire de John Wickliff Shawnessy et la vie d’un comté du middle-west au XIXe siècle.
       John Baptist Margenot III, dans son étude sur l’espace et sur carte de Région, Zonas y sombras : Aproximación a Región de Juan Benet, montre comment les rapports entretenus entre la fiction et la réalité sont porteurs de très grandes confusions au niveau du traitement référentiel. D’une part, le modèle topographique suggère l’existence réelle et authentique du territoire de Région dans le sens où il correspond à la péninsule Ibérique et notamment au nord-est de l’Espagne, probablement León ou les Asturies. Il est cependant absolument impossible de déterminer et d’identifier avec précision une analogie avec la péninsule Ibérique. Par ailleurs la carte de Región n’a pas d’autonomie totale puisque la trajectoire, les courbes de niveau, les routes et les fleuves se projettent au-delà des limites de la carte pour suggérer l’idée que la carte fait partie de la nation espagnole. Benet crée son univers en inventant la plus grande partie de la toponymie ; certaines informations topographiques en relation avec les provinces espagnoles de Santander, Cáceres, Ciudad real, Soria, Huesca, Zaragoza, Teruel, Valencia, Murcia, Jaén, Sevilla, Málaga, Almería sont intégrées et modifiées. Les erreurs orthographiques, les variations concernant les lieux vont participer à miner le maillage référentiel et à démultiplier les ambiguïtés. L’univers de Région suppose un fonctionnement référentiel complexe qui remet en jeu à la fois le statut de la littérature et l’insuffisance de la science à rendre compte de la réalité. Les mondes imaginaires et leurs représentations posent à la littérature la question de ses limites : « La carte, même fictive, suggère un au-delà de la fiction, qui serait le réel même, dans son étendue sans limites » [10]. Les zones d’ombre, les ambiguïtés, les incertitudes de Région rendent palpable l’écart entre réalité et imagination, science et littérature, raison et passion. En même temps que la modernité voit se déployer le mythe du Progrès et l’esprit rationaliste impulsé par la philosophie positiviste au cours de la révolution technologique, scientifique et de l’extension du capitalisme, Bergson démystifie le culte de la raison, exalte l’intuition et la spiritualité en tant que formes de connaissance et prône l’intériorité subjective, une position partagée par Juan Benet qui fera de l’ambiguïté et de l’intuition des terrains susceptibles de traduire la complexité d’une réalité qui ne peut être complètement appréhendée par la raison.
       Les relations entre la carte et le texte cristalliseront ainsi des problématiques postmodernes : explosion du centre et de la cohérence spatiale, multiplication des frontières, développement d’ambiguïtés référentielles, question de la référence, de l’autoréférence.

 

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[9] Monique de Lope, « Juan Benet », Le Roman espagnol actuel. Tendances et perspectives 1975-2000, t. I, Editions du CERS, Université Paul – Valéry, 1998, p. 101.
[10] Pierre Jourde, Géographies imaginaires de quelques inventeurs de mondes au XXe siècle, Paris, José Corti, 1991, p. 104.