Lectures et écritures cartographiques
La carte est en effet, pour Smithson, une matrice de lecture et d’interprétation du monde comme le montrent ses écrits qui en donnent une vision cartographique. Au gré des expériences que lui offrent ses voyages et ses lectures, l’artiste transforme par des récits allégoriques les paysages ou les pages de magazines en cartes.
Dans le droit fil de sa conception du langage qu’il refuse de réduire à la seule idéalité du sens et dont il explore la matérialité et la plasticité [38], Smithson considère le texte autant comme une image à voir que comme un réseau de significations à comprendre. « Voir » un texte suppose que l’on aille à rebours des habitudes tendant à occulter la matérialité du langage au profit de sa signification, que l’on déplace le sens même de la lecture. Dans un texte inédit intitulé « Hidden Trails in Art » (« Sentiers cachés dans l’art »), Smithson propose une lecture allégorique d’une page du magazine Artforum :
Une lecture suffisamment longue permet de voir que ce magazine de format carré repose sur le principe d’une circularité qui se dissémine sur une carte qui ne mène nulle part, mais où alternent des blocs typographiques qui sont les pays (appelés critiques) et de petits océans aux angles droits (appelés photographies). Allez à n’importe quelle page entre ces hémisphères et, comme Gulliver et Ulysse, vous serez transportés dans un monde de pièges et de merveilles. (...) Regardez n’importe laquelle de ces photographies en noir et blanc sur ces pages en faisant abstraction du titre et de la légende et elle deviendra une carte avec des longitudes emmêlées et des latitudes disloquées. Les profondeurs océaniques de ces cartes submergent des continents de prose [39].
Attentif à la mise en page du magazine, Smithson y projette, en lieu et place des paragraphes, des « masses de terre », des « continents de prose » et métamorphose les illustrations photographiques en océans ou en cartes [40]. Comme les critiques d’art qui s’affrontent dans les feuilles de magazine, textes et reproductions photographiques se disputent l’espace des pages. Smithson invite ainsi le « lecteur » à un voyage imaginaire qui lui fait découvrir des contrées où les dépôts d’écriture se confondent avec des continents et les reproductions photographiques avec des océans. Par cette vision cartographiée, le magazine se transforme en un atlas qui n’offre du monde de l’art qu’une topographie chaotique.
A l’inverse, dans le récit de son voyage à Passaic, la ville de son enfance, c’est la réalité suburbaine que Smithson métamorphose en carte. Publié dans Artforum en décembre 1967, « Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey » raconte l’« odyssée urbaine » de l’artiste, un jour de septembre 1967, dans la banlieue new yorkaise : illustré par des photographies noir et blanc et une carte [41], ce récit fait le tableau d’un paysage urbain sans qualité, dont les « monuments » – pont, tuyau de pompage, parking, bac à sable – bien que récemment construits, sont déjà en voie de désintégration.
Alors que la narration fait de Passaic un lieu irréel, les photographies et la carte paraissent offrir, par contraste, des gages de la réalité du lieu. Un examen attentif révèle pourtant que la carte n’assure pas vraiment la fonction documentaire qui lui est d’habitude dévolue dans les récits de voyage [42] : ce déplacement est manifeste quand, à l’instar des cartes à l’échelle 1/1 de Caroll et de Borgès, le site de Passaic est transformé en carte et l’écart entre la réalité et sa représentation cartographique, aboli :
Je m’étais trouvé sur une planète où était tracée la carte de Passaic, une carte imparfaite à dire vrai. Une carte sidérale marquée de « lignes » de la largeur des rues, et de « carrés » et de « blocs » de bâtiments. A tous les moments, le sol en carton-pâte (cardboard ground) aurait pu s’ouvrir sous mes pieds [43].
De même, les photographies sont celles d’un paysage qui n’est lui-même qu’une photographie surexposée [44] : des photographies d’une photographie dont le référent aurait disparu. La ville et ses « monuments » voient ainsi leur réalité se dissoudre au fil de la progression du récit :
Sous la lumière morte d’un après-midi à Passaic, le désert devint une carte de désintégration et d’oublis infinis. Ce monument d’infimes particules flamboyait sous la lueur d’un soleil morne. Il évoquait la dissolution maussade de continents entiers, l’assèchement d’océans ; disparues les forêts vertes et les hautes montagnes : tout ce qui avait existé n’était plus que des millions de grains de sable, un immense amas d’os et de pierre pulvérisés [45].
La description du dernier monument – un bac à sable que le récit transforme en une maquette de désert – achève ainsi de pulvériser la réalité urbaine en particules : la ville de Passaic, réduite à une image, se métamorphose en un lieu quasiment imaginaire, une « utopie sans fond » qui est hors du temps et hors de l’espace.
Une cartographie hétérotopique
Cartes et textes nous transportent ainsi dans un univers où réalité et imaginaire se mêlent pour parfois se confondre. Des déplacements de miroir que Smithson a réalisés dans le Yucatan, il ne subsiste qu’un récit illustré, des photographies, une carte qui sont la mémoire de ces interventions éphémères dans le paysage. Les neuf arrêts décrits dans ce « récit d’espaces » renvoient aux chiffres inscrits sur la carte qui indiquent les lieux où ont été placés les miroirs [46]. Contrairement aux cartes des Non-sites qui permettent au spectateur de localiser le site où il peut se rendre, les sites sont présentés ici comme des lieux où il n’y a rien à voir que l’absence :
Si vous visitez les sites (une probabilité douteuse), vous ne trouverez rien que des traces de mémoire, car les déplacements furent démontés juste après avoir été photographiés. (...) Les souvenirs ne sont plus que des chiffres sur une carte, des mémoires vides constellant des terrains intangibles en proximités effacées. C’est la dimension de l’absence qui reste à découvrir [47].
Des actions éphémères, il ne reste que des chiffres, symboles abstraits disséminés sur la carte, traces d’un parcours dans une contrée qui semble hypothétique comme le suggère l’avertissement énigmatique achevant le récit : « le Yucatan est ailleurs ». Quel est cet « ailleurs », ce « lieu » de l’absence ? Renvoie-t-il à la carte, aux photographies ou au récit de l’artiste ? On a souvent considéré le travail de Smithson comme relevant du processus de « dématérialisation » qui caractérise l’art des années 60 [48] mais c’est à la condition de préciser que sa démarche ne vise pas tant à délaisser un art perceptuel au profit d’un art conceptuel [49] qu’à faire de l’immatériel le nerf de son travail : « les lourdes illusions de la solidité, la non-existence des choses, voilà ce que l’artiste prend pour “matériaux” » affirme-t-il [50]. Le recours abondant aux documents dans son travail pose néanmoins la question du statut de l’œuvre et de son lieu : ces « montages » de cartes, de textes et de photographies sont-ils des œuvres ou des traces d’œuvres désormais disparues [51] ? Où sont les œuvres : dans les sites réels ou dans les Non-Sites, dans la galerie d’art ou le magazine ? Sans lieu assigné, ces œuvres se partagent entre l’in situ des interventions et le hors site des lieux qui en conservent les traces et la mémoire : elles sont à la fois matière et concept.