Semblable à ces énantiomorphes, symétriques mais non superposables, que sont la main droite et la main gauche [11], la carte n’est donc jamais la simple réplique du réel. C’est dans cet écart constitutif du processus cartographique qu’opère Smithson : jouant des rapports de disjonction qui existent entre les cartes et les territoires qu’elles représentent, l’artiste explore toutes les possibilités de la représentation cartographique. Dans la section intitulée « Cartoramas ou sites cartographiques » de son essai « Un musée du langage au voisinage de l’art » [12], Smithson évoque ainsi deux cas-limites qui bordent le champ de la représentation cartographique. L’un pousse le processus d’abstraction si loin que la carte ne représente plus rien de la réalité, à l’instar de la carte blanche de Lewis Carroll (fig. 7) [13] ; l’autre, identique en tous points au territoire cartographié, est son double exact comme la carte de Sylvie et Bruno, dont Borgès s’est inspiré dans L’Histoire de l’infamie [14]. De ces cartes fantastiques qui jouent avec les codes et les procédures cartographiques, on trouve, comme on le verra, de nombreux échos dans la cartographie smithsonienne.
Le recours aux cartes dans l’art des années 60 est emblématique de nouvelles conceptions de l’art. Si les cartes ont un rôle important dans l’œuvre de Smithson, c’est non seulement parce qu’elles permettent de localiser les sites de ses interventions artistiques mais aussi parce qu’elles brisent, par leur fonction et leurs caractéristiques formelles, les cadres dans lesquels le modernisme enferme l’art. Smithson n’a cessé de critiquer la conception d’un art défini par Clement Greenberg comme recherche de ce qu’il y a de spécifique à son médium [15]. Signe du mouvement d’expansion des frontières de l’art, les cartes, qui connectent les œuvres avec le réel, transgressent donc le mouvement de repli réflexif que prône le modernisme ; mixte d’image et de texte, elles échappent au principe de catégorisation des arts qui en découle.
Si elle indexe un territoire, la carte n’est pas une image mimétique mais une représentation abstraite, un artefact qui reflète une vue de l’esprit. A ce titre, elle est aussi une ressource essentielle pour renouveler la conception de l’abstraction dans l’art et lui substituer « une représentation de la nature dépourvue de “réalisme” et fondée sur une réduction d’ordre mental et conceptuel » [16]. Contre l’art de son temps qui n’a d’abstrait que le nom [17], Smithson revendique une abstraction qui prenne sa source non dans la nature mais dans l’esprit, une abstraction comprise comme une modélisation. La carte, qui organise le réel selon une structure géométrique et s’apparente à « un tableau logique », constitue ainsi un mode de représentation particulièrement adapté au projet de Smithson :
Lorsque l’on dessine un schéma, le plan au sol d’une maison, un plan de rue pour localiser un site, ou une carte topographique, on dessine un “tableau logique en deux dimensions”. Un “tableau logique” diffère d’un tableau figuratif ou réaliste en ceci qu’il ressemble rarement à la réalité dont il tient lieu. C’est une analogie ou une métaphore en deux dimensions [18].
La carte participe donc à la promotion d’un art qui se donne comme artifice et qui va à rebours de l’activité créatrice : plutôt que de créer, il s’agit, en effet, pour Smithson de « dé-créer », « dé-naturaliser », « dé-différencier » ou « décomposer ». « Les cartes sont très importantes, dit l’artiste, parce que les travaux artistiques les plus abstraits proviennent d’une sorte de cartographie abstraite. Une carte est un système mental fait de grilles, de latitudes et de longitudes » [19]. Les systèmes de coordonnées des cartes ont d’ailleurs un rôle comparable aux structures cristallines qui constituent d’ailleurs pour Smithson un autre modèle de représentation :
Cartographier la terre, la lune ou d’autres planètes, c’est comme faire la carte des cristaux. Parce que le monde est rond, les coordonnées de la grille apparaissent sphériques au lieu d’être rectangulaires. Pourtant la grille rectangulaire s’ajuste à la grille sphérique. Les lignes de latitude et de longitude forment un système terrestre très comparable à nos avenues, nos rues. En bref, l’air comme le sol sont pris dans un vaste treillis. Ce treillis peut prendre la forme de l’un des six systèmes de cristal [20].
La grille, que Rosalind Krauss tient pour l’« emblème de l’ambition moderniste », est reprise par Smithson pour ses caractéristiques antinaturelles et antimimétiques mais pour être intégrée à une démarche qui s’oppose au modernisme. Elle n’est pas plus un moyen « de refouler les dimensions du réel » que de proclamer « l’espace de l’art comme autonome et autotélique » [21] mais une structure qui peut organiser, mettre en forme le devenir chaotique de la nature :
Coordonner tout ce désordre et cette corrosion en motifs, grilles et subdivisions constitue un processus esthétique qui a été jusqu’à présent à peine esquissé [22].
Un tel ordre n’est pourtant qu’un antidote précaire à l’entropie qui affecte le monde : selon Smithson, « le sentiment que la Terre est une carte soumise à dislocations, conduit l’artiste à penser que rien n’est formel ni certain » [23]. Ce n’est même qu’un ordre possible parmi d’autres, comme il l’explique dans un texte aux accents bergsoniens :
Il n’y a rien de plus incertain qu’un ordre établi. Ce que nous prenons pour ce qu’il y a de plus concret, de plus solide, s’avère n’être qu’une suite d’imprévus. Tout ordre peut être réordonné. Ce qui semble n’être que désordre s’avère supérieurement ordonné. En isolant ce qui est de la plus grande instabilité, on peut arriver à une sphère de cohérence, du moins pour un certain temps [24].
De l’ordre au désordre, il y a continuité : un nouvel ordre n’est jamais que le succédané d’un désordre ancien, le désordre n’étant finalement qu’une autre espèce d’ordre. On comprend ainsi que la poïétique de Smithson ne cherche pas tant à nier le désordre qu’à en faire un principe de son art. Les cartes ont à cet égard une fonction paradoxale : tout en inscrivant le chaos dans un système homogène, elles ne l’épuisent jamais et contribuent même, comme on va le voir, à en donner la mesure.