Entre cartes et textes : lieux et non-lieux
de l’art chez Robert Smithson

- Laurence Corbel
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Fig. 1. Robert Smithson, Untitled

Fig. 2. Robert Smithson, Untitled (Antartica),
1967, carte circulaire découpée

Fig. 3. Robert Smithson, Aerial map, 1967,
projet pour l'aéroport régional de Dallas-Forth, miroirs

Fig. 4. Robert Smithson,Untitled, 1967,
carte sur miroir, Passaic, New Jersey

Fig. 5. Robert Smithson, Spiral Jetty, 1970,
roches noires, cristaux de sel, terre, eau rouge (algues)
Grand Lac Salé, Utah

Fig. 6. Robert Smithson, Mirror Displacements

       “De ce vieux Mercator, à quoi bon Pôles Nord, Tropiques, Equateurs, Zones et Méridiens ?” Tonnait l’Homme à la Cloche ; et chacun de répondre : “ce sont des conventions qui ne riment à rien !
       Quels rébus que ces cartes, avec tous ces caps et ces îles ! Remercions le Capitaine de nous avoir, à nous, acheté la meilleure – qui est parfaitement et absolument vierge !” Lewis Caroll [1]

       Dans un essai consacré à l’art de son temps, Robert Smithson, figure majeure de l’art américain, note l’intérêt que les artistes ont manifesté pour les cartes, de la Renaissance jusqu’au XXe siècle :

 

       Du Theatrum Orbis Terrarum d’Ortelius (1570) aux cartes couvertes de « peinture » de Jaspers Johns, la carte a exercé une fascination sur l’esprit des artistes. Une cartographie des endroits inhabitables semble en voie de développement, pleine de pseudo-diagrammes, de systèmes de quadrillage abstraits faits de pierre et d’adhésifs (Carl Andre et Sol LeWitt), de mosaïques électroniques d’images-satellites en provenance de la NASA. Le sol des galeries est transformé en collections de parallèles et de méridiens [2].

 

A cette cartographie artistique, qui connaît d’ailleurs un nouvel essor à partir des années 60, Robert Smithson a apporté une contribution originale. Objet de matérialisations en plan ou en relief, dessinées, imprimées ou sculptées, les cartes revêtent dans son œuvre des formes multiples, des plus matérielles aux plus abstraites. Smithson invente une cartographie à la fois réelle et imaginaire, poétique et politique où se croisent des références artistiques, littéraires et scientifiques [3]. S’il utilise les cartes pour leurs propriétés plastiques, ce sont surtout leurs codes, leurs procédures et leurs usages que l’artiste emprunte et détourne. La carte est pour lui un modèle opératoire de lecture et de représentation du réel, un paradigme présent dans les différents médiums – sculpture, dessin, film, photographie ou écriture – qu’il a investis : Smithson dessine les cartes autant qu’il les écrit, fidèle en cela à l’étymologie du terme graphein.
       Cartes et textes sont les éléments de dispositifs complexes qui en déclinent les formes, les supports et les modalités d’articulation. Si les premières incluent dans l’espace de leur représentation légendes, toponymes et commentaires qui les renseignent et leur donnent sens, les seconds intègrent les cartes avec lesquelles ils constituent, associés à d’autres images – dessins ou photographies –, les maillons d’une chaine signifiante. Le statut de la carte est, dans l’œuvre de Smithson, instrumental et paradigmatique : moyen de représentation de la réalité, elle en est aussi un cadre de perception. Ajoutons que les écrits de l’artiste sont une ressource précieuse pour comprendre le rôle des cartes dans l’art en général et dans son œuvre en particulier [4]. Les cartes qu’il détourne par des jeux de pliage, de découpage et de collage (figs. 1 et 2), qu’il matérialise dans les sculptures (figs. 3 et 4), inscrit sur la surface de la terre (fig. 5) ou transpose par l’écriture dans la texture du réel, ouvrent ainsi des perspectives inédites à une esthétique cartographique qui transforme notre regard sur le monde.

 

Cartes, lieux et frontières de l’art

 

       Dans le récit qu’il fait de son voyage dans le désert mexicain du Yucatan où il réalise ses Déplacements de miroirs (fig. 6), Smithson décrit la carte qui lui indique son chemin comme une image hybride qui se donne à voir autant qu’à lire [5] :

 

       En jetant un coup d’œil sur la carte (tout y était), un enchevêtrement de lignes d’horizon sur papier appelées « routes », rouges pour certaines, noires pour d’autres. Yucatan, Quintana Roo, Campeche, Tabasco, Chiapas et Guatemala se figeaient en une masse de vides, de points et de petits filets bleus (appelées rivières). La légende de la carte alignait des signes en colonne bien nette : monuments archéologiques (noir), monuments coloniaux (noir), site historique (noir), séjour balnéaire (bleu), thermalisme (rouge), chasse (vert), pêche (bleu), artisanat (vert), station-service (jaune). Sur la carte du Mexique, ils étaient dispersés comme de la fiente lâchée par quelque petit animal [6].

 

       Par cette comparaison des symboles de la carte avec les déjections animales, Smithson signifie que la représentation cartographique constitue une forme d’appropriation du territoire. Organiques, physiques ou abstraites, les marques ordonnent et rythment le territoire. Un constat que l’on peut étendre aux travaux du Land art qui inscrivent sur la terre des empreintes, des figures et des signes. L’artiste en prenant le paysage comme une matière d’expression, institue le territoire qui devient alors, comme le montrent Deleuze et Guattari, « l’effet de l’art » [7]. A la manière du cartographe qui repousse les frontières des terres inconnues, Smithson et les land artistes étendent les territoires artistiques traditionnellement confinés dans les galeries et les musées aux zones suburbaines, aux sites industriels abandonnés et aux régions désertiques.
       Si les cartes enregistrent symboliquement la constitution de territoires, leurs procédures s’apparentent, toujours selon la métaphore de Smithson, au processus de la digestion [8] : schématiser, classer, catégoriser des informations seraient comme transformer et assimiler des aliments. Mais dans la construction de cet espace idéal qu’est la carte, il y a aussi, comme dans la digestion, une certaine déperdition : « plus on dispose d’informations, plus on a un degré d’entropie, si bien que tel élément d’information a tendance à en annuler un autre » remarque Smithson [9]. Ce que la carte permet de gagner en intelligibilité se paye, selon une logique entropique, d’une perte d’information et d’un irréductible écart entre la carte et le territoire :

 

       Sur la carte, Villahermosa est une forme jaune irrégulière avec une étoile dedans. Sur terre, Villahermosa est une forme jaune irrégulière sans étoile dedans. Sur la carte, Frontera et Ciudad del Carmen sont des cercles blancs avec des anneaux noirs. Sur terre, Frontera et Ciudad del Carmen sont des cercles blancs sans anneaux noirs autour [10].

 

>suite
[1] L. Caroll, La Chasse au Snark, Paris, Aubier-Flammarion, trad. de J. Gattégno, 1971, p. 263.
[2] « Un Musée du langage au voisinage de l’art », dans Robert Smithson : Une rétrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, trad. Claude Gintz, Marseille, M.A.C., 1994, pp. 190-191.
[3] Dans ses essais, l’évocation des cartes fantastiques inventées par Lewis Caroll et Jorge Luis Borgès côtoie des cartes aériennes, des quadrangles, la fameuse carte Dymaxion de Buckminster Fuller et sa reprise par Jasper Johns.
[4] Voir par exemple la section intitulée « Cartoramas ou sites cartographiques » de son essai « Un musée du langage au voisinage de l’art », dans Robert Smithson : Une rétrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, Op. cit., pp. 190-191, et « A Provisional Theory of Non-sites », un texte non publié où l’artiste propose une définition du Non-site dans Robert Smithson : The Collected Writings, Jack Flam (dir.), Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1996, p. 364.
[5] Il serait intéressant de montrer en quoi la démarche de Philippe Vasset qui propose une exploration des territoires de la région parisienne associant cartes, photographies et textes est proche, à de nombreux égards, de celle de Smithson. Pour exemple, cet extrait de son « récit avec carte » qui, avec d’autres, fait écho aux textes de Smithson : « dépliées, les cartes révèlent des paysages idéaux, aux contours nets, vus, comme dans les rêves, de haut. Représentations souvent irréconciliables avec ce que ces plans sont censés désigner : égaré en rase campagne, on regarde dans toutes les directions, mais rien ne paraît s’accorder avec les formes claires et les couleurs franches de l’image étalée sur nos genoux. » (Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007). On peut consulter le site unsiteblanc.com qui en est le prolongement.
[6] « Incidents au cours de déplacement de miroirs dans le Yucatan », dans Robert Smithson : Une rétrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit. , p. 198.
[7] G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 388.
[8] Nous suivons ici le commentaire de Gilles A. Tiberghien : « ici la métaphore de Smithson est intéressante car on dirait que ces conventions cartographiques [...] sont le produit abstrait d’une activité organique liée au déplacement et à l’observation du monde. Les symboles sont ce qui reste de ces informations “digérées” », Finis terrae. Imaginaires et imaginations cartographiques, Paris, Bayard, « Le rayon des curiosités », 2007, p. 36.
[9] « L’entropie rendue visible » (entretien avec Alison Sky), dans Robert Smithson : Une rétrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit. , p. 216.
[10] « Incidents au cours de déplacement de miroirs dans le Yucatan » (1969), dans Robert Smithson : Une rétrospective, Le paysage entropique, 1960-1973, op. cit., p. 198.