Charlie Chaplin, Charlot fait du ciné (Behind the screen, 1916)

« Il est (…) beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! »

Comte de Lautréamont [1]

Repris par André Breton [2]

Dans ses films, Chaplin offre une vision renouvelée du monde : les objets du quotidien sont détournés de leur fonction initiale et deviennent autre chose. Le contrôle d’un réveille-matin s’apparente à l’ouverture d’une boîte de conserve dans Charlot usurier (The Pawnshop, 1916), deux bouteilles en verre se transforment en une paire de jumelles dans Charlot fait du ciné (Behind the Screen, 1916), une couverture trouée se réinvente en poncho et une cafetière sert de biberon dans Le Gosse (The Kid, 1921). Les rapprochements de deux réalités plus ou moins éloignées produisent des images stupéfiantes. D’un décor ordinaire, Chaplin fait surgir l’extraordinaire. Chaplin ferait-il « acte de surréalisme absolu » [3] ? Quels liens unissent Chaplin, et plus généralement le cinéma burlesque, au surréalisme ?

Du côté du cinéma burlesque, aucune affiliation au surréalisme n’est revendiquée ni par Chaplin ni par les autres stars du genre. Un bulletin dada publie en 1919 que Charlot est membre du mouvement [4], mais la réclame relève du canular. André Breton aurait pourtant voulu y croire et déclare dans une lettre à Tristan Tzara : « Cet écho sur Charlie Chaplin me surprend délicieusement. Mais bien sûr, ce n’est pas vrai ? » [5]. C’est du côté des surréalistes que se trouve, en effet, une célébration de Charlot. Louis Aragon lui consacre dès 1918 ses premiers poèmes [6]. La même année, il recommande aux poètes modernes de s’inspirer de Chaplin [7]. En 1921, André Breton et ses amis dressent un tableau de « Liquidation » qui attribue à des personnalités célèbres une note « allant de -25 à 20 (25 exprimant la plus grande aversion, 0 l’indifférence absolue) », Charlot obtient la troisième place avec une moyenne de 16,09 – derrière Breton et Soupault, qui arrivent premier et second [8]. C’est encore Charlot qui domine leurs jeux lorsque les surréalistes s’amusent à faire des listes de leurs préférences en matière de peinture, de poésie, mais aussi de cinéma : parmi leurs cinq films préférés, figurent à chaque fois des « Charlot » : Charlot déménageur (1914) pour Max Morise, Charlot entre le bar et l’amour (1914) et Charlot fait une cure (1917) pour Robert Desnos, Charlot ne s’en fait pas (1917) pour Breton, Charlot soldat (1918) pour Benjamin Péret, Une vie de chien (1918) pour Aragon et Péret [9]. En 1927, alors que Chaplin traverse un divorce polémique, l’ensemble du groupe signe un manifeste de soutien intitulé « Hands off love », qui s’achève par les mots suivants : « Nous vous crions merci, nous sommes vos serviteurs » [10]. Cette célébration s’empare d’autres figures burlesques : Desnos s’enthousiasme par exemple pour Picratt, Fatty, Malec et Zigoto « ces étonnants comiques » qui « par l’amour et la liberté (…) accèdent à la poésie » [11] ou encore pour Mack Sennett ce « libérateur du cinéma » [12]. C’est ce même Desnos qui croit voir Harold Lloyd à travers Breton lors de leur première rencontre [13].

Ces différents écrits invitent à se demander quelle place le cinéma burlesque a occupé dans le surréalisme. Dès les années 1920, des personnalités extérieures au groupe surréaliste constatent cette position particulière occupée par les films de Charlie Chaplin et de Buster Keaton chez les surréalistes [14]. Plus tard, ce lien est remarqué, mais il n’est jamais interrogé. L’absence d’un examen approfondi de cette question tient principalement au cadre dans lequel s’inscrit l’analyse du surréalisme. D’un côté, le surréalisme est examiné par les études littéraires de façon autonome. De l’autre, il est incorporé au cinéma d’avant-garde par les études cinématographiques. Ces positionnements distincts impliquent des méthodes spécifiques qui, si elles permettent d’aborder un certain nombre de sujets, empêchent d’interroger précisément les liens entre cinéma burlesque et surréalisme.

Pour faire apparaître ces liens, il fallait proposer un autre cadre associant littérature et cinéma, ce qui impliquait de repenser le corpus. Il s’agissait d’inscrire les écrits de cinéma des surréalistes – qui avaient été mis au jour par plusieurs chercheurs et chercheuses – au sein du milieu cinématographique des années 1920. Il convenait donc non plus seulement de considérer des textes, ni même des films, mais de les envisager au sein de pratiques plus générales. Nous avons donc relu les écrits de cinéma des surréalistes en les associant aux films burlesques, tout en les mettant en perspective avec d’autres documents critiques et scénaristiques de l’époque et en les prolongeant par des sources qui permettaient de saisir leur expérience cinématographique. Il a été alors possible d’examiner le rôle joué par le cinéma burlesque dans le surréalisme.

L’analyse croisée entre les pratiques surréalistes et les films burlesques saisis au sein d’une multitude d’autres pratiques a permis de montrer que le cinéma burlesque avait participé à l’émergence du surréalisme. Le cinéma burlesque apporte ainsi une nouvelle perspective pour comprendre la naissance du surréalisme. En mobilisant ces images animées de Charlot, Fatty, Boireau et autres Zigoto, nous avons voulu raviver l’énergie dévastatrice qui a préludé chez les surréalistes à l’écriture d’un certain nombre de leurs textes mais aussi à l’adoption d’un certain nombre de leurs conduites de vie.

 

« Liquidation », Littérature, nº 18, mars 1921

 

Les pratiques spectatorielles burlesques des surréalistes

 

La première partie montre que les pratiques spectatorielles des surréalistes, et plus généralement leurs conduites de vie, peuvent être qualifiées de burlesques. Grâce à l’élargissement du corpus surréaliste par la mobilisation de nouvelles sources, comme la correspondance et les témoignages ainsi que les photographies, et sa confrontation à d’autres documents issus principalement de la presse cinématographique, nous avons tout d’abord retracé la généalogie du goût des surréalistes pour les films burlesques et montré que ce dernier était intimement lié à leur enfance et à la manière dont le cinéma se consommait à cette époque.

Les surréalistes revendiquent d’être nés avec le cinématographe à la fin du siècle et s’enthousiasment dès leur enfance pour le spectacle cinématographique, contrairement à d’autres cinéphiles de leur génération pour qui la conversion au cinéma a lieu seulement pendant la Grande guerre. Cette dernière exacerbe pour les adolescents que sont Aragon, Breton, Soupault et les autres la fonction divertissante du cinéma. La nature des salles obscures ainsi que les films qui y sont projetés, particulièrement les serials et les Charlot, leur permettent de se détourner de la guerre et de s’amuser. Le cinéma permet de se détourner de la « vie réelle » et d’accéder à la « vraie vie » [15]. La guerre fait d’autant plus éprouver aux adolescents le pouvoir de dépaysement et de récréation du cinéma, revendications qui deviendront emblématiques du surréalisme à venir.

 

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[1] Comte de Lautréamont, « Chant sixième », Les Chants de Maldoror, Paris et Bruxelles, Chez tous les libraires, 1874.
[2] A. Breton, « Caractères de l’évolution moderne », Les Pas perdus, Paris, Gallimard, 1924.
[3] A. Breton, Manifeste du surréalisme. Poisson soluble, Paris, Éditions du Sagittaire, 1924, repris dans Œuvres complètes, tome I, Marguerite Bonnet et al. (éd.), Paris, Gallimard, 1992, p. 328.
[4] T. Tzara, « La seule expression de l’homme moderne », Paris, 1919.
[5] A. Breton, « Lettre du 12 juin 1919 », dans Henri Béhar (éd.), Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia (1919-1924), Paris, Gallimard, 2017, p. 56.
[6] L. Aragon, « Charlot sentimental », Le Film, n° 105, 18 mars 1918, p. 11, repris dans Œuvres poétiques complètes, tome I, Olivier Barbarant (éd.), Paris, Gallimard, 2007, pp. 36-37 et L. Aragon, « Charlot mystique », Nord-Sud, n° 15, mai 1918, repris dans O. P. C., tome I, op. cit., pp. 5-6.
[7]  « Charlie Chaplin remplit les conditions que je voudrais voir exiger. S’il vous faut un modèle, inspirez-vous de lui. » L. Aragon, « Du décor », Le Film, n° 131, 16 septembre 1918, p. 9, repris dans Chroniques. I, 1918-1932, Bernard Leuilliot (éd.), Paris, Stock, 1998, p. 26.
[8] L. Aragon et al., « Liquidation », Littérature, n° 18, mars 1921, p. 2.
[9] Atelier André Breton, référence : 162000. Voir aussi le manuscrit Jeu de préférences de louis Arago (en ligne. Consulté le 8 décembre 2021).
[10] M. Alexandre et al., « Hands off love », La Révolution surréaliste, n° 9-10, octobre 1927, p. 6.
[11] R. Desnos, « Les rêves de la nuit transportés sur l’écran », Le Soir, 5 février 1927, repris dans Les Rayons et les ombres. Cinéma, Marie-Claire Dumas (éd.), Paris, Gallimard, 1992, p. 81.
[12] R. Desnos, « Mack Sennett libérateur du cinéma », Le Soir, 15 avril 1927, repris dans Les Rayons et les ombres, op. cit., p. 97.
[13] R. Desnos, « Dada-Surréalisme 1927 », dans Nouvelles Hébrides et autres textes (1922-1930), Gallimard, Paris, 1978, p. 304.
[14] J. Goudal, « Surréalisme et cinéma », La Revue hebdomadaire, n° 8, 21 février 1925, pp. 343-357 ; R. Clair, « Deux notes, Cinéma pur, cinéma commercial, cinéma et surréalisme », dans Les Cahiers du mois, « Cinémas », Paris, Editions Emile Paul frères, 1925, pp. 89-91 et P.-F. Quesnoy, Littérature et cinéma, Paris, Le Rouge et le Noir, 1928.

La majorité des films que Jean Goudal cite sont de Chaplin. Le seul exemple que mentionne René Clair est Keaton.
[15] Voir A. Rimbaud, « Délires I », Op. cit. et A. Breton, Manifeste du surréalisme, Op. cit., repris dans O.C., tome I, éd. cit., p. 311 et p. 340.