L’examen de la circulation de l’imaginaire préhistorique dans les cultures dites « fin-de-siècle » vise en particulier à définir les contours de cette nébuleuse, qu’ils soient poétiques, esthétiques ou idéologiques, mais aussi à en évaluer la complexité et la diversité. L’objectif implique notamment la mise à l’épreuve de l’étanchéité des supposées frontières entre décadence, symbolisme, productions populaires et avant-gardes, mais aussi à aborder un massif culturel qui rend constamment perméable les domaines de la poétique et de l’esthétique. Cette tentative de saisir un objet pluriel et d’en analyser les paramètres passe donc par la mise au jour de plusieurs paradoxes dont la formulation constitue autant de points de départs depuis lesquels observer les spécificités et les singularités des discours et pratiques « fin-de-siècle ».

 

L’appropriation élitaire d’un sujet populaire

 

C’est peu dire que l’imaginaire préhistorique, dès le mitan du siècle, se diffuse largement et progressivement dans la culture populaire. Son épanouissement hors des sphères savantes tient à plusieurs conditions matérielles et culturelles dont certaines accompagnent par ailleurs la diffusion plus large de la science, au-delà de la seule préhistoire. Les progrès techniques en matière de reproduction, les facilités d’acheminement de l’imprimé, conséquemment, la baisse des prix des supports de diffusion de la science sont autant de préalables techniques et industriels qui, rencontrant les projets éditoriaux mais aussi politiques d’éducation du peuple et de promotion du savoir, rendent possible l’épanouissement de l’imaginaire scientifique au sein d’une large population. Mais la préhistoire, en tant qu’histoire sans annales écrites et dont les archives matérielles, artefacts ou fossiles, sont autant d’indices à interpréter, s’offre comme un objet épistémique singulier, entre positivisme et rêverie fantasmatique. Livres, revues, tableaux, affiches peuvent alors devenir les véhicules d’un savoir dont le déficit de récits et d’images permet justement de développer l’imaginaire.

L’enjeu de notre travail est d’abord d’extraire et isoler un ensemble de productions spécifiquement symbolo-décadentes d’un matériau massif et diffus, d’un discours plus général que nous avons choisi de nommer, à défaut d’autre chose, « ambiant ». Il nous a en effet semblé que l’analyse des paramètres et des enjeux de l’appropriation de l’imaginaire préhistorique par les cultures fin-de-siècle ne pouvait être menée qu’à partir d’une exploration de ce discours « ambiant », depuis lequel symbolistes et décadents parlent, quitte à le dénoncer, et qui les précèdent. C’est pourquoi une attention a été apportée à la distinction de deux vocations antagoniques, mais parfois réconciliables, que nous avons appelées « aléthiques », en ce que les productions associées visent à diffuser un savoir et se posent comme discours de vérité, et « poétiques », dont les aspects didactiques, voire la conformité aux savoir du temps, sont très secondaires. C’est en effet l’un des premiers paradoxes qui a motivé et orienté notre étude : celui de l’exploitation d’un imaginaire populaire, et qui plus est sensationnaliste, par des tendances qui se définissent précisément par leur élitisme et leur volonté de distinction. Il nous a donc fallu mesurer de manière comparative les spécificités ou les points de convergence, les similitudes et les écarts entre ces diverses formes d’appropriation du matériau préhistorique : spectaculaire, pédagogique, populaire ou élitaire.

Nous avons donc pu apprécier la proximité ou la distance entre ces productions et le champ scientifique qui les inspire, mais surtout mettre en évidence un espace partagé entre cultures ambiante et « fin-de-siècle » qui remet en mouvement les lignes qui les séparent. L’exemple des premiers romans préhistoriques de Rosny a offert un terrain privilégié depuis lequel observer ce dialogue, dans la mesure où cet auteur de romans populaires, venu du réalisme social, a pu aborder, à l’occasion de son exploration de la préhistoire, des thématiques et des stylèmes proches du décadentisme qui lui fut contemporain. Si la frontière séparant un discours de l’autre s’avère donc poreuse, il n’en demeure pas moins que l’on peut distribuer les productions plastiques et textuelles autour d’un axe qui va du plus pédagogique au plus spéculatif. Cette attention implique de mobiliser les outils de l’épistémocritique en vue d’examiner les paramètres de circulation de la science dans une culture ou un ensemble de productions donné, en vérifiant si les données de la paléontologie contemporaine à ces œuvres y sont reconduites ou non, et selon quels critères. Quoi qu’il en soit, qu’elles soient prises en compte ou délibérément écartées, les dernières données scientifiques sur la question des origines de l’homme et du vivant, émanant de la biologie évolutionniste ou de l’anthropologie préhistorique, ne sauraient être ignorées tant elles circulent dans la culture populaire. Néanmoins les intentions plus ou moins affichées, les projets littéraires et esthétiques qui président à la mise en circulation de tropes, motifs, sujets ou lexèmes savants nous donnent de précieuses indications sur les rapports qu’entretiennent les créateurs « fin-de-siècle » avec un discours scientifique en apparences honni.

Ainsi a pu se poser la question de l’équivoque poéticité du discours scientifique. De ce point de vue, il semblerait, dans un premier temps seulement, que la préhistoire ait pu s’offrir comme une pourvoyeuse d’exotisme stylistique formellement prolifique. Par ailleurs, les spécificités qui caractérisent l’imaginaire préhistorique au sein des discours savant permettent de résoudre en partie le paradoxe de l’exploitation d’une telle matière par des tendances manifestement anti-positivistes : en observant la circulation du fossile, du « chaînon manquant » ou de l’anomalie évolutive des espaces savants vers les espaces créatifs, il apparaît que les cultures décadentes, lieux où se déploie la bizarrerie et où se revendiquent les postures originales, ont pu se présenter comme des avatars sur papier du cabinet de curiosité qui cède alors la place aux laboratoires et musées pour accueillir ces objets.

 

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