Si Finé et Leclerc mettent en évidence les mauvaises actions des souverains et celles de leurs descendants, ils soulignent aussi les bienfaits qu’ils accomplissent pour eux-mêmes et pour leurs peuples. Aussi voit-on Dieu seconder Josué, roi juste et pieux, dans son combat contre l’armée des infidèles (p. 196, Josué arreste le Soleil, IFF 1677, I, fig. 30) et « le terrible traitement qu’on faisoit à tous les ennemis du Peuple de Dieu » qui jetaient « la terreur & l’épouvante », chacun cherchant à « se mettre à couvert d’un orage si redoutable ». Nul doute que le parallèle ne manquait pas d’être fait entre Louis XIV et les peuples qu’il combattait pour s’être élevés contre l’Eglise catholique et romaine. Là aussi, le message délivré au Dauphin est clair : à l’imitation de son père, il doit obéir à Dieu et défendre sa loi.
Le titre et l’image contraignent donc la lecture ; ils en proposent une sorte de résumé, en mettant en valeur ce qui est essentiel. Ils guident le lecteur et l’orientent dans l’ensemble du livre. L’image ne peut le laisser indifférent. Elle lui transmet d’emblée des informations dont elle lui découvre le sens à la lecture. Elle suscite son intérêt et sa curiosité, et l’incite de ce fait à poursuivre sa lecture. En cela, elle encadre le texte : elle le précède par sa position, puisqu’elle apparaît avant le titre lui-même, mais elle l’accompagne, puisqu’elle illustre suivant les cas tout ou partie du chapitre. Par son pouvoir mnémotechnique l’image est fixation du savoir : nul doute que les maîtres du Dauphin se soient servi de l’image à des fins pédagogiques ; elle devait lui permettre d’apprendre sa leçon, de la réciter, tout en commentant l’image et par la même le texte. Preuve du succès des illustrations de l’Histoire sacrée en tableaux, en 1676 Leclerc, conjointement avec Chauveau et Lepautre, se vit confier l’exécution des gravures destinées à accompagner la Mythologie en rondeaux de Benserade, livre commandé là encore pour servir à l’éducation du Dauphin.
Passé maître dans l’art de la vignette grâce à son lyrisme, à son imagination pleine de spontanéité et de grâce et son sens de la synthèse, Leclerc se joue des contraintes du petit format, mais ne pouvant tout faire entrer dans un espace si réduit, dans lequel il représente cependant des foules et des batailles serrées avec une aisance exceptionnelle, il lui faut faire des choix. Comme Finé le souligne en introduction, il a gravé les figures de la Bible « avec cette habileté qui le rend si digne de cette réputation, & du choix qu’en a fait Monsieur le Brun, premier peintre du roy, pour graver d’après luy les plus rares de ses Ouvrages […] ». En 1774, son biographe Charles-Antoine Jombert le confirme : « Cette suite d’estampes est une des plus intéressantes de tout l’œuvre de cet artiste soit pour le nombre soit pour la variété des sujets ou pour l’intérêt qu’il a su répandre dans chacun de ses petits tableaux » [59].
L’image fait plus qu’encadrer le texte, dont elle est devenue indissociable : il lui doit son succès. Elle justifie les rééditions de l’Histoire sacrée en tableaux en 1677, 1679, 1693 et 1699 et les nombreuses copies qui en furent faites aux XVIIe et XVIIIe siècles à Venise [60], à Londres ou à Anvers [61]. Lorsque Laurent-Etienne Rondet fit paraître à Paris en 1767 les Figures de la Bible contenues en cinq cens tableaux gravés d’après les desseins de Raphaël, et des plus grands maîtres, accompagnées d’une courte explication pour l’instruction de la jeunesse et précédées d’un discours préliminaire où se trouve l’histoire des Figures de la Bible, il passa rapidement sur l’ouvrage de Finé de Brianville, dont il se plut à souligner avant tout la qualité des gravures, remarquant : « Elles partoient de la main d’un habile homme, Sébastien Leclerc, et c’est ce qui fait le principal mérite de cet ouvrage » [62]. Bien qu’il n’en dise rien, cet enthousiasme s’explique aussi par le fait que les modèles choisis pour illustrer cet ouvrage sont pour beaucoup repris des gravures de Leclerc lui-même. Rondet, dans l’histoire de la Bible illustrée qui accompagne cette publication, met en parallèle la Bible de Finé avec celle de l’abbé de Royaumont. S’il commente avec intérêt la Bible janséniste, il est peu élogieux sur celle de son rival. Montrant tout ce qui les sépare, il remarque que le goût de piété qui règne dans la Bible de Royaumont « persuadèrent que l’ouvrage pourrait être utile indépendamment même des gravures », ce qui justifie que de nombreuses éditions parurent en France, en Allemagne et en Italie [63].
Preuve même de l’importance des illustrations de Leclerc, elles figurèrent dans toutes les rééditions du texte de Finé, qu’il s’agisse des gravures elles-mêmes ou de leurs copies. Celles-ci furent également imprimées indépendamment du texte et, comme le remarquent Jean-Baptiste Helle et Jean-Baptiste Glomy, « Cette édition est devenue très-rare, parce que les curieux en ont coupé un grand nombre pour les placer dans les œuvres de ce maître » [64]. Est-ce la raison pour laquelle Leclerc dessina, à la plume et à l’encre grise, un encadrement destiné à regrouper les scènes deux par deux (fig. 31) ? Cependant, pour une raison qu’on ignore, jusqu’à ce que Gabriel Huquier (1695-1772) au siècle suivant le grave (fig. 32), le dessin resta à l’état de projet [65]. Le texte et l’image se seraient donc trouvés de nouveau réunis. Contrairement à ce que Leclerc avait conçu, les titres imaginés par Finé devaient prendre place dans les cartouches ajoutés pour l’occasion. La composition originale était d’un seul tenant, sans séparation entre les illustrations et les cartouches. Au lieu de contenir les textes, les cartouches devaient recevoir en haut le soleil rayonnant et en bas le chiffre de Louis, rappelant ainsi que les gravures avaient été exécutées en hommage au roi ; le haut du cadre était sommé de la couronne Delphique alors que les montants du cadre étaient occupés par des trophées religieux et guerriers, par des fleurs de Lys et la croix de l’ordre du Saint-Esprit. Le parélie ne fut pas repris mais l’esprit et la morale restaient les mêmes : rappeler l’étroite union entre le roi et l’Eglise, qu’il devait si nécessaire défendre par les armes. Quoi qu’il en soit, bien que l’image ait quitté le livre, un autre type d’encadrement du texte prévalut alors, purement graphique et entièrement allégorique, dimension qui n’apparaissait à l’intérieur du livre que par le seul biais du frontispice, des bandeaux et des culs-de-lampe. Plus encore que dans le livre, l’encadrement rendait le texte et l’image visuellement indissociables. Mais le titre ne suffisait pas à comprendre la subtilité et la richesse de l’image : sortant du livre, le sens de plusieurs d’entre elles n’en devint-il pas obscur ? Est-ce la raison pour laquelle ces encadrements ne semblent pas avoir connu un réel succès ou même ne jamais avoir été utilisés [66] ? Si le texte avait besoin de la gravure pour trouver tout son sens et séduire le lecteur, inversement la gravure gagnait en richesse à la lumière du texte, qui permettait d’en saisir toutes les subtilités et d’en apprécier le moindre détail, ainsi que la dextérité et l’imagination sans pareilles de Sébastien Leclerc.
[59] C.-A. Jombert, Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Leclerc, Paris, chez l’auteur, 1774, vol. 1, p. XXXIX.
[60] Copie par Domenico Rossetti et autres graveurs pour l’Historia del Testamento Vecchio, dédiée par Antonio Bossi, en 1688, à François II de Modène (Venise, 1702 chez Jacobi Bertani, illustrations gravées par Andrea Zucchi et copiées partiellement en bois par Joanne Batista Jackson pour l’édition de 1740). Autre édition également en 1740 chez G. Albrizzi (pour plus de détails, Pietro Zani, Enciclopedia metodica critico-ragionata delle belle arti, Parme, Typographia ducale, 1819).
[61] A Anvers, chez la veuve de J. Fr. Lucas, 1722 et 1725 ; en 1733 chez J. I. vander Hey ; les copies à l’eau-forte des gravures sont dues à H. F. Diamaer (1685-1740 ?). Le graveur imite l’écriture et le style de Leclerc et insère chaque composition dans un cadre rectangulaire.
[62] Les gravures exécutées par Jean-Baptiste de Marne sont inversées par rapport à celles de Leclerc. Pour l’histoire de ce livre paru d’abord en 1728 (3 vol. in-4°), puis en 1729 et dédiée à la reine (3 vol. in-folio) voir p. XIV-XV, Figures de la Bible, Paris, G. Desprez, 1767 (en ligne. Consulté le 29 mai 2023).
[63] Parmi les dernières éditions de l’ouvrage de Finé, signalons La Bible de la famille et des écoles chrétiennes illustrée de 100 gravures… d’après M. de Brianville (Mirecourt, chez Humbert, 1865 ; exemplaire du British Museum en ligne. Consulté le 29 mai 2023). Humbert opéra un choix parmi les 153 illustrations. Si le nom de Brianville est précisé, il n’est fait aucune mention de celui de Sébastien Leclerc. Cette édition populaire valait un franc (O. Lorenz, Catalogue général de la libraire française pendant 25 ans, Paris, vol. 1, 1867, p. 374).
[64] P.-C.-A. Helle, J.-B. Glomy, Catalogue d’un cabinet de diverses curiosités, contenant une collection choisie d’estampes, Desseins, … lundi 27 novembre 1752, Paris, salle des Grands Augustins, p. 24, n° 219.
[65] Le dessin de Sébastien Leclerc et la gravure de Gabriel Huquier sont conservés au département des estampes de la BnF (Réserve, Ed-139 (4) Boîte FO (Jombert 325)). Charles-Antoine Jombert les décrit ainsi : « Petites bordures d’ornement, ou passe-partout à deux places vuides pour tirer deux estampes de l’Histoire sacrée de Brianville, l’une dessus de l’autre ; dessinée par Leclerc gravées par Huquier le père ; au-dessus de chaque quarré vide, il y a un petit cartel pour écrire le sujet » (Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Leclerc, Op. cit., p. 293, n° 325).
[66] Pas plus que Maxime Préaud et Peter Fuhring (communications écrites du 30 août 2020 et 1er septembre 2020) et Huigen Leeflang, qui a vérifié ce qu’il en est dans les volumes et cartons consacrés à l’œuvre de Leclerc au Rijksmuseum (communications écrites du 23 novembre 2020), je n’ai rencontré d’exemple de cette utilisation, qui reste donc hypothétique. On notera que les cuivres étaient alors extrêmement usés, ce qui peut expliquer ce désintérêt pour l’encadrement. Comme le précise Charles Antoine Jombert, les épreuves tirées indépendamment du livre, sans le texte, correspondent le plus souvent à des états tardifs, dont les planches usées ont été retouchées (Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Leclerc, Op. cit., t. 1, p. 125. On ignore ce que sont devenus les cuivres à cette époque, il ne semble pas qu’ils aient été en possession de Huquier, ce qui rend là aussi cette utilisation de l’encadrement peu vraisemblable. Une possibilité serait que certaines épreuves aient été découpées et collées dans ces encadrements et que les titres aient été écrits à la main, comme cela arrivait souvent. Pour s’en assurer, on se reportera aux reproductions (IFF 1687-1717). Mais un doute sérieux subsiste : comme me le précise Vanessa Selbach, les deux emplacements du dessin de Leclerc mesurent en moyenne 5,3 cm x 7,3 cm et sont donc trop petits pour contenir chacun une des gravures. Il est donc probable, contrairement à ce qu’indique Jombert, que cet encadrement n’a pas été conçu pour cette utilisation.