D’autres séries illustratives de ce que l’on peut nommer des « recueils d’indiscrétion » réservent à cette présence un traitement fondé sur l’intermittence plutôt que sur la progression, invitant le lecteur-spectateur à varier son rapport à la fiction. Les gravures de Dubercelle pour l’édition de 1726 du Diable boiteux de Lesage sont, à ce titre, dignes d’intérêt. Pour rappel, l’œuvre présente les observations nocturnes d’Asmodée et de Cleofas. Surplombant Madrid et pénétrant les logis privés de leur toit, les deux indiscrets font part de ce qu’ils aperçoivent ; s’ensuivent diverses anecdotes, histoires ou historiettes, dont le principe d’enchaînement est tout relatif au regard des deux spectateurs. Les gravures qui accompagnent cette nouvelle édition peuvent être réparties en deux séries : soit les protagonistes clandestins sont figurés, en général en surplomb [18] ; soit ils sont absents et c’est le seul événement que reproduit l’image [19]. Or cette partition engage deux types de composition, c’est-à-dire deux types de cadrage. La présence dans l’image des deux observateurs nocturnes appelle en général une synthèse des visions, successives dans le texte [20]. C’est le cas au début du chapitre III (fig. 5). Asmodée et Cleofas sont bien visibles du haut de leur tour ; les toits retirés rappellent la méthode d’investigation et l’image tâche de ménager une visibilité commune aux personnages en surplomb et au récepteur de front. Ce type de synthèse implique une activité d’identification pour reconnaître les anecdotes concernées, dont l’image opère l’immobilisation ou la condensation : la pièce au rez-de-chaussée, à droite de l’image, fait écho à l’apothicaire travaillant « dans sa boutique avec son épouse surannée & son garçon » [21] ; l’individu qui escalade une façade renvoie simultanément aux voleurs qui se glissent dans une maison par un balcon et au marquis qui va visiter son amante grâce à une échelle de soie. Le lecteur prend part à un jeu de piste visuel en parcourant à son tour, comme spectateur averti, toutes les cases de l’image. Au contraire, dans les illustrations dont les indiscrets sont absents, ce n’est plus la synthèse qui prime, mais la focalisation sur un fait marquant du récit. Ainsi, juste avant le chapitre II du tome II, une estampe réunit en une pièce deux événements séparés dans le texte, mais étroitement liés dans la vision : la mort d’un homme et la tristesse qu’elle suscite [22] (fig. 6). Le lecteur a sous les yeux un unique moment, saisi et amplifié, qui donne lieu à l’histoire de « La force de l’amitié ». Néanmoins, la vision est ici frontale et non surplombante : aux toits retirés correspond le retranchement du mur de face, équivalent du quatrième mur théâtral. La perception indiscrète fictive s’efface au profit de la vision du lecteur : il ne s’agit plus de ménager les deux points de vue, mais d’abandonner momentanément le regard tremplin, en hauteur, au profit du regard réel et ultime, face au texte. Parcourant les deux tomes de l’édition de 1726, la combinaison d’illustrations synthétiques et polarisatrices renforce l’effet de toute illustration consistant à faire du lecteur un spectateur ; elle oblige surtout à des variations de focales qui sont marquées dans le texte par une variété d’ampleurs et de niveaux narratifs : l’indiscrétion donnée ainsi à voir configure un spectateur actif et façonne un lecteur capable d’une plongée dans l’intrigue et d’un éclairage surplombant.
Cette variation figurative du témoin clandestin est particulièrement manifeste dans les estampes de Binet pour Le Paysan perverti, déjà bien étudiées par la critique. Soulignons simplement la diversité des postures clandestines, reflétant la place mouvante de la vision dans ce texte où le regard est source de jouissance comme d’aveuglement. On retrouve ainsi le témoin à la porte, comme dans la scène où Edmond épie Manon et M. Parangon (fig. 7), un épisode qui donnera lieu à une machination visuelle pour détromper cette vision [23]. Plus surprenant est la présence au plafond (fig. 8 ) : là où le texte développe la discussion entre Madame Parangon et Ursule, l’image s’appesantit sur la formation d’un « groupe charmant » avec l’arrivée de Tiennette [24]. On trouve aussi le témoin de l’autre côté d’une cloison vitrée, lorsqu’Edmond peint à leur insu Ursule et Fanchette (fig. 9 ), dans une réécriture magistrale du topos de la surprise au bain, travaillé par tout un imaginaire iconographique [25]. Le témoin est enfin présent derrière un rideau, comme dans l’étonnante estampe où l’indiscret Parangon épiant l’agression de Tiennette prend les traits de Rétif [26] (fig. 10). Dans cet ouvrage où le regard clandestin est à la fois proclamé et mis en cause, son omniprésence dans les images, son incarnation multiple et sa mobilité spatiale suggèrent l’ambivalence éthique et esthétique de la vision, conjointement instrument de maîtrise et de méprise. Toutefois, la visibilité donnée au regard clandestin n’est pas sans malaise pour le lecteur-spectateur : confronté à d’autres observateurs à la fascination trouble, à la délectation enivrante et inquiétante, il est contraint d’assumer lui-même un positionnement à la marge, dont il sait déjà qu’il est moins synonyme de désinvestissement affectif que de tentative de contrôle vouée à l’échec. Cette mise en série indiscrète indique combien la présence clandestine, comme relais et configuration d’un regard spectatorial, motive toujours des effets de lecture, des effets de sens.
Cadrer la lecture : les effets de sens du cadrage indiscret
Si la présence clandestine favorise une projection du lecteur-spectateur au cœur de la fiction, elle engage bien parallèlement une dynamique herméneutique dont nous avons pu, déjà, percevoir certaines manifestations. Afficher ostensiblement une présence indiscrète par l’image, c’est d’emblée susciter la lecture – en vertu de l’attrait qu’exerce la nature transgressive du dispositif – et susciter une première piste interprétative – l’événement épié devenant l’emblème de l’intrigue déployée. En somme, l’iconographie indiscrète, parce qu’elle met en scène une activité réceptive, opère un cadrage de la lecture. Si toute illustration peut se voir attribuer cette valeur, les figurations de l’indiscrétion assument, au-delà d’une fonction illustrative, une dimension nettement programmatrice, prescriptive, non sans distorsions vis-à-vis de l’œuvre originale. Cette optique appelle le commentaire de deux pratiques illustratives : la suite d’estampes dont l’enchaînement construit une narration parallèle et le frontispice, qui ouvre et encadre la lecture.
Les estampes de Gravelot accompagnant la version française de Tom Jones, parue dès 1750, ne sont pas étrangères à l’impression de lecture qui ressort de cette traduction. Nicholas Cronk a montré comment l’adaptation française de La Place sur laquelle s’appuie Gravelot affadissait « la verve de la prose anglaise » [27], au profit d’une proximité avec le roman sentimental. La narration parallèle que met en avant N. Cronk n’est pas celle des estampes en tant que telles, mais celle des épisodes auxquels elles se réfèrent ; cela suppose donc de faire communiquer texte et image. En s’en tenant aux seules images, on constate plutôt la proportion remarquable, dans cette quinzaine de gravures, de représentations de la surprise (étonnement, terreur, désarroi, joie…), en particulier en lien avec une posture indiscrète, à savoir des personnages dont la présence est révélée ou bien épiant à la fenêtre comme à la porte [28]. Le futur lecteur ne peut que s’interroger, symétriquement, sur l’objet suscitant l’intérêt et la surprise : la série d’estampes suggère des rebondissements multiples, des découvertes inattendues, non sans insinuations galantes. A ce titre, remarquons combien les deux images « Tom Jones découvre Square chez Molly » (V, 3) (fig. 11) et « Honora apparaît » (XV, 7), éloignées d’un point de vue chronologique et dramatique, entrent dans un jeu de correspondances suggestives. La disposition comparable des personnages (deux à gauche de l’image, jusque dans la profondeur du second plan, une figure féminine à droite, saisie dans une réaction vive, main levée) construit une continuité formelle qui invite à des connexions thématiques : la première découverte laisse en effet peu de doutes sur la nature du lien entre le personnage dévoilé derrière une maigre tapisserie et la femme qui s’afflige – le topos de l’amant surpris est ici clairement convoqué – ; l’analogie compositionnelle implique un scénario analogue dans la seconde image, faisant de cette nouvelle découverte indiscrète une aventure galante [29]. En creux se dessine une intrigue engageante, moins sentimentale à notre sens que discrètement licencieuse, intrigue qui n’est certes pas absente du texte de La Place, mais rendue éparse par l’éclatement des épisodes.
[18] Tome I, chapitres III, VIII, IX et XI, et tome II chapitres I, V et éventuellement VII (Paris, Ribou, 1726). L’illustration du chapitre VII pose toutefois question car les indiscrets n’y sont pas clairement identifiables ; cette estampe est au croisement des deux catégories que nous identifions.
[19] Tome I, chapitres IV et X, et tome II, chapitres II et III. Nous excluons la dernière planche, celle consacrée au dénouement (chapitre X du tome II) : Cleofas peut épouser la fille de Don Pedro ; Asmodée est donc nécessairement absent, et Cleofas n’est plus indiscret, mais personnage agissant.
[20] A l’exception de l’illustration au début du chapitre XI, « De l’Incendie, & de ce que fit Asmodée en cette occasion par amitié pour Don Cleofas » : les deux indiscrets sont placés sur la pente d’un toit devant un corps de bâtiment en feu ; toutefois, la foule se pressant dans la rue suggère une forme de diversité.
[21] Alain-René Lesage, Le Diable boiteux, Paris, Ribou, 1726, t. I, p. 42.
[22] « J’apperçois [sic] une Dame qui s’arrache les cheveux & se débat entre les bras de ses femmes. Pourquoi paraît-elle si affligée ? Regardez dans l’appartement qui est vis-à-vis de celui-là, répondit le Diable, vous en découvrirez la cause. Remarquez un homme étendu sur ce lit magnifique ; c’est son mari qui expire. Elle est inconsolable » (Ibid., t. II, pp. 27-28).
[23] Voir Benoît Tane, « Avec figures… », Op. cit., pp. 412-413.
[24] L’épistolier transcrit les échanges dont il est l’objet jusqu’à ce que la « plume ne lui tombe des mains » et que l’image ne prenne son relais. Sur cette estampe, voir Christophe Martin, « Dangereux suppléments », Op. cit., pp. 115-116.
[25] Benoît Tane commente cette image dans « Avec figures… », Op. cit., pp. 421-423.
[26] La manifestation auctoriale est d’autant plus vigoureuse que le texte romanesque, rappelle Benoît Tane, ne précise pas cette brèche visuelle (Ibid., p. 419). Ce sont davantage les indications de Rétif pour ses estampes qui donnent lieu à cette surprenante superposition entre personnage-épieur et créateur-voyeur, dans un brouillage ludique des limites de la fiction. Sur ce point, nous renvoyons à Christophe Martin, « Dangereux suppléments », Op. cit., p. 52. Voir également Philip Stewart, Engraven Desire,Eros, Image, and Text in the French Eighteenth Century, Durham-Londres, Duke University Press, 1992, p. 164 (malgré une confusion sur le moment figuré : non pas Edmond indiscret, mais M. Parangon indiscret).
[27] Nicholas Cronk, « La Place et Gravelot : co-traducteurs de Tom Jones », sous la direction de Nathalie Ferrand, Traduire et illustrer le roman au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2011, p. 238. Si N. Cronk propose de voir un glissement générique dans cette adaptation, depuis le roman burlesque vers le roman sentimental, il souligne également le caractère très théâtralisé des estampes de Gravelot, qui choisit le « moment de reconnaissance ou de surprise » (Ibid., p. 239).
[28] Notons que le texte ne fait pas forcément référence à ces surveillances. Le père de Sophie, Western, épie ainsi son garde-chasse servir un poulet à Sophie (livre XVI, chapitre 2) : placé dans l’entrebâillement de la porte, à la frontière du premier plan qu’il ne franchit que de l’extrême pointe de sa chaussure, il semble tout surprendre. Or le texte ne précise pas qu’il surveille la scène et qu’il surprend la découverte de la lettre d’amour cachée dans le poulet : bien au contraire, il « attendit à la porte » (Tom Jones, [Paris], chez J. Nourse, 1750, t. IV, p. 18) son garde-chasse et nous ne retrouvons le personnage qu’à l’arrivée de sa sœur, Mme Western.
[29] En réalité, Lady Bellaston a découvert Honora dans le lit de Tom Jones ; sa surprise dans l’image rejoue donc une confusion chronologiquement antérieure, mais elle a l’avantage de laisser entendre le rapport équivoque d’Honora avec la figure masculine, d’autant plus si l’on établit un lien avec l’image du tome I figurant le désarroi de la figure féminine à la découverte d’un homme caché dans un réduit de sa chambre.