Il semble que, pour Magrelli, l’écriture puisse s’affranchir de la nécessité de communiquer un message, et donc se rendre disponible à quelque chose d’autre. Quel est ce quelque chose d’autre ? Cet autre tient au plaisir physique de l’écriture, à la jouissance de la matérialité des signes et de leur tracé. La valeur et le sens d’une même chaîne de texte peut osciller entre sa nature textuelle, verbale, et son caractère matériel, iconique. On pourrait alors dire que l’affaiblissement de la sémantique nominale sert de contrepoids à l’émergence d’une sémantique iconique. Si un texte perd son caractère sémantique, il lui reste son aspect matériel, soit, dans le cas du calligramme, sa pure forme visuelle. A l’anéantissement du sens de l’écriture se substitue une sémantisation de l’image [28].
En va-t-il de même pour les vies de saintes de Destrées ? Peut-on soutenir le même discours à l’endroit de la littérature ancienne ? Je crois que non, et c’est là que l’écart est significatif entre la poésie contemporaine et la poésie médiévale. Certes, un parallèle du même ordre que celui qui s’établit entre le vase brisé et l’écriture du poème chez Magrelli est à l’œuvre chez Destrées, qui se livre lui aussi à une traduction « performative » lorsqu’il représente le corps torturé des trois saintes à travers les acrobaties lettristes. Ce n’est pas pour rien que les artifices rhétoriques apparaissent presque toujours après le martyre, plutôt qu’avant. En effet, dans ces histoires de corps suppliciés, fragmentés, les figures lettristes sont données à voir tout comme les tortures physiques sont offertes en spectacle. Je suis tentée de suivre François Cornilliat dans le parallèle qu’il établit entre les corps des saintes et les rimes du poète [29] : le cou de Wenefrede est tranché pour être ensuite réparé par son maître de telle sorte qu’on n’y voit plus qu’un « fil blanc » (VSW, vv. 222-231) marquant la suture, là où se produit le miracle de la résurrection ; de la même façon, Catherine est décapitée, et là où béait la blessure intervient le miracle qui restitue le corps supplicié dans son intégrité. Pour ce qui est de la poésie, on voit d’abord des mots incomplets, l’évidence d’un clivage, d’une séparation, d’un démembrement qui demande à être suturé par la rime. Tout se passe comme si le poème que l’on regarde était en miroir du corps que l’on regarde : l’un comme l’autre est transfiguré, l’un comme l’autre tend vers l’ineffable, se fragmente aux portes du ciel. A la dispersion apparente du corps martyrisé succède celle des mots qui, comme la première, est conjurée : le texte est illisible, dit Cornilliat, mais il témoigne du miracle. On peut ainsi mettre en parallèle la torture à laquelle le corps de la sainte est soumis – un corps sans dommage parce qu’il est transfiguré et que, quelle que soit la déchirure, la sainte est confirmée dans sa virginité, dans son corps et dans son esprit – et les vers vides qui représentent l’aboutissement de ce processus, lequel s’achève dans la Vie de sainte Marguerite par un Amen : là se trouvent les « rimes saintes » évoquées par Cornilliat, celles dont les silences trouvent à se combler dans le cadre de la louange [30].
(fig. 14) Revenons dans le même esprit au premier exemple de mots vides examiné tout à l’heure : la clef de l’énigme se trouve au vers final, dans le dernier mot, qui révèle que le mystère n’en est pas un. Ce dernier mot effacé, c’est très probablement la « porte », que le rimeur espère passer par l’intercession de la sainte. La rime disparaît, pour manifester le désir, l’espoir, que le rimeur a de franchir l’espace qui le sépare de Dieu. La rime disparaît pour mieux faire apparaître la « porte », dont l’idée s’impose sans qu’il soit besoin de l’écrire. La louange, à force de jouer avec toutes les lettres de l’alphabet pour chanter à l’infini la vierge en question, a fini par s’épuiser dans ce à quoi, ce vers quoi le langage tend, le vide représentant le moment où l’on entre dans l’ineffable… On dira à cet égard que le texte n’est pas inachevé au sens où l’entend l’esthétique moderne de l’œuvre ouverte. Il n’est pas non plus représentatif du corps supplicié comme l’est le vase brisé dans le poème de Magrelli ; bien plutôt, il est l’image du corps sublimé, c’est-à-dire du corps transfiguré par le miracle. Ainsi donc, le texte de Destrées « invente un moyen paradoxal de s’achever en s’inachevant, dans un comble d’artifice » [31] : les rimes existent et la lectrice peut les re-trouver en déployant, à la lecture, un artifice comparable. On parvient de la sorte au lieu innommé de la transcendance, et le texte nous dépose à la « porte ». Pour cette raison, l’inachèvement n’est pas de l’ordre de la transgression, il n’entraîne aucune déperdition du sens, au contraire du poème de Magrelli [32]. Les blancs n’y sont que la marque du passage, de la transition du siècle au ciel, vers ce à quoi le poème aspire et tend ultimement : la louange de la sainte.
Revenons pour conclure à la question de départ : peut-on voir et lyre Destrées, au-delà de la reproduction fidèle des vies narratives sur lesquelles il fonde son « musée de figures » ? Je crois que oui, on peut le faire. Voir les figures, c’est constater l’inventivité du poète à partir de ses sources, le surplus d’ornements rhétoriques dont il pare chacune des trois saintes pour en accroître l’honneur et pour rehausser la portée de la louange. Lyre ces figures, les « lyre de tous costés » en abolissant tout principe de linéarité et d’univocité, c’est se tenir sur le seuil, dans un espace liminal entre la terre et le ciel, entre le profane et le sacré, entre le dicible et l’indicible ; c’est saisir la consistance et la portée de la louange dans sa dimension non plus narrative mais lyrique et incantatoire. C’est restituer à cette poésie de la fragmentation et de l’inachèvement, ainsi qu’aux corps martyrisés qu’elle chante, leur pleine intégrité, leur sainte complétude.
[28] Voir sur ce point l’article d’A. Cortellessa, « D’un manuel d’écriture ‘fantastique’ », art. cit.
[29] F. Cornilliat, « Or ne mens », Op. cit., pp. 346-347.
[30] C’est le titre donné par F. Cornilliat aux pages qu’il consacre à Destrées (« Or ne mens », Op. cit., p. 340).
[31] L’expression est de F. Cornilliat, « Or ne mens », Op. cit., p. 342.
[32] Cette interprétation se distingue de celle de P. Zumthor, pour qui il s’agit d’une suspension du sens équivalent à une transgression, Le Masque, Op. cit., pp. 276-277.