Voir
« J’ai une maladie, je vois le langage ». Dans ses Variations sur l’écriture, Roland Barthes développait l’idée selon laquelle l’écriture n’est pas communication, mais signifiant ; et que, par conséquent, sa vérité est l’illisibilité, sa vocation première est la cryptographie [11]. Voilà qui s’applique particulièrement bien à décrire l’écriture poétique de Destrées dans ses vies de saintes, qui sont toutes trois focalisées sur la vision, la dimension visuelle de l’écrit. En témoignent, parmi beaucoup d’autres, les vers suivants issus du premier texte, la Vie de sainte Marguerite :
Comme de la fontaine,
De ton corps proceder
L’en vëoyt et vuyder
Sang : la chose est certaine.
(VSM, vv. 147-150, je souligne)
Tout le poeuple, te regardant,
Croire en Dieu qui t’estoit gardant
Lesquelz miroyent
Et admiroient
Fort grandement
Comment tant tendre
Pucelle sy povoyt porter
En son corps, sans soy deporter
Entierement,
Au vray entendre,
Paine et tormens
Sy vehemens. (VSM, vv. 370-381, je souligne)
Les assistens regardans ton martire,
Fort lamentans pour toy, saincte martire,
Te dirent lors emsemble a pou de plait :
« O Marguerite, hellas, trop nous desplait
De ichy vëoyr par tant crudellement
Ton corps plaiier, dont nous va mallement. »
(VSM, XI, je souligne)
Et lors de son manteau sa face
Le tyrant mucha erranment,
N’ayant povoyr aulcunement
De voyr sy grande effusion
De sang que, sans illusion,
Issoyt de toy. (VSM, XIII, je souligne)
Dans ces extraits comme de façon massive dans les trois pièces, la dimension orale est évacuée au profit d’un recentrage sur les effets qu’exerce la vision sur les personnages, et plus largement sur la nécessité de voir et de visualiser les scènes décrites. Tout, en effet, est spectacle dans ces trois textes qui non seulement donnent à voir à l’envi le martyre des corps suppliciés, mais mettent aussi en scène autour de ces corps une profusion d’acrobaties lettristes. Tout se passe comme si le poète entendait oblitérer les textes-sources dont il reproduit fidèlement la trame par une surenchère de figures destinées à en voiler, même à en obscurcir le sens, par la création d’une forme de palimpseste.
Que sait-on de l’auteur et de son œuvre ? Selon Holger Petersen, l’éditeur des vies de saintes en 1927, Destrées est un chartreux [12]. Il se dit lui-même élève de Jean Molinet, lui-même chanoine de Notre-Dame de la Salle à Valenciennes, et ami intime de Jean Lemaire de Belges. Etant donné que Jean Lemaire, né à Valenciennes, y vivait précisément avec Molinet, son parent, on peut imaginer que tel était aussi le cas de Destrées. Il existait de surcroît au XVe siècle un couvent de chartreux à Valenciennes [13]. Quant à la dédicataire de la vie de sainte Marguerite (voir le prologue en prose, p. 42), il s’agit de Marguerite d’Autriche, qui était la protectrice des poètes de l’école bourguignonne et employait notamment Molinet comme secrétaire. On peut situer les dates de composition des trois œuvres entre 1501 et 1504 à la faveur d’un chronogramme qui figure dans la Vie de sainte Catherine : selon la numérotation latine, on relève les lettres MCCCCCI, qui servent d’initiales aux sept vers de l’avant-dernière strophe du poème, et qui donnent la date de 1501 (fig. 2). Cette date est confirmée par le fait que Philibert le Beau, duc de Savoie, est désigné comme l’époux bien vivant de Marguerite par un acrostiche (la strophe est en effet marquée, aux initiales des vers, du nom de Margareta et, en disposition diagonale croisée, de Maximilianus, de gauche en haut à droite en bas, et de Phylypus A (=archiduc), de droite en haut à gauche en bas, soit Marguerite d’Autriche, son père et son époux, fig. 3). On sait de plus que Marguerite a épousé Philibert en secondes noces en 1501 et qu’il est mort en 1504.
Les trois vies de saintes de Destrées se suivent dans le manuscrit français 14977 de la Bibliothèque nationale de France, dont la copie est datée du début du XVIe siècle : la vie de Marguerite, puis celle de Wenefrede, et enfin celle de Catherine, toutes trois signées et de longueur restreinte [14], forment un triptyque apologétique des saintes vierges martyres. Le cadre thématique y est récurrent : le texte narre l’enfance de la sainte, son vœu de chasteté et les prémices de sa dévotion, puis la façon dont elle résiste à un puissant qui la convoite charnellement et cherche à lui faire abdiquer sa foi. Elle vainc le démon, convertit les païens en prêchant, connaît des miracles – y compris la résurrection – et subit le martyre.
Les trois vies sont des adaptations très fidèles de sources latines : Petersen montre par une étude que les vies de Marguerite et de Catherine présentent de véritables calques de la Légende dorée, truffés de latinismes ; quant à Wenefrede, dont la légende s’est peu répandue en dehors des aires germaniques et anglo-normandes, la source en est probablement un résumé de la version latine de frère Robert datée du XIIe siècle [15]. Un soin particulier a été apporté à faire de ces pièces un triptyque, comme en témoignent leur succession, leur longueur à peu près équivalente et leur structure parallèle : toutes trois sont introduites par un prologue en prose, suivi de la vie proprement dite en vers polymétriques et énoncée à la deuxième personne, le poète interpellant directement la sainte sur le mode de la louange.
[11] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975, p. 164 pour la citation, et, du même, Le Plaisir du texte, précédé de Variations sur l’écriture, Paris, Seuil, 2000 [1971-1973], p. 9. Voir aussi la préface de ce dernier ouvrage par C. Ossola, p. 10 et p. 13.
[12] Destrées, Vie de sainte Marguerite, Vie de sainte Wenefrede et Vie de sainte Catherine, dans Destrees, frère chartreux et poète du temps de Marguerite d’Autriche, texte établi par H. Petersen, Helsingfors, Helsingfors Centraltryckeri, 1927, pp. 3-12.
[13] Voir également le Contreblason de faulces amours, dans Œuvres poétiques de Guillaume Alexis, prieur de Bucy, texte établi par A. Piaget et E. Picot, Paris, Société des anciens textes français, I, 1896, pp. 261-344, ici pp. 280-281.
[14] Les Vies de sainte Marguerite, Wenefrede et Catherine comptent respectivement 668 (fol. 1r-16v), 748 (fol. 21r-36r) et 1923 vers (fol. 41r-80r).
[15] Voir à ce sujet l’introduction de H. Petersen à son édition, en particulier les pages 12 à 20 (éd. cit.).