« Anch’io son’ pittore ! » : voir et lyre
dans les vies de saintes de Destrées
- Marion Uhlig
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Fig. 4. Destrées, Vie de sainte Wenefrede,
début du XVIe s.
Fig. 6. Destrées, Vie de sainte Catherine,
début du XVIe s.
Fig. 8. Destrées, Vie de sainte Catherine,
début du XVIe s.
Fig. 9. Destrées, Vie de sainte Marguerite,
début du XVIe s.
Fig. 10. Destrées, Vie de sainte Wenefrede,
début du XVIe s.
Fig. 12. Destrées, Vie de sainte Catherine,
début du XVIe s.
A première vue, le manuscrit unique n’est pas spectaculaire, puisqu’on n’y trouve ni illustrations ni lettrines ornées ; néanmoins, le copiste a mis en évidence avec un soin particulier les artifices poétiques en les surlignant en rouge – pour autant qu’il les repère, ce qui n’est pas toujours le cas, comme l’a relevé Elyse Dupras [16]. Les figures les plus compliquées sont en outre assorties de notices d’utilisation élucidant le sens de la lecture et facilitant la résolution des énigmes.
On rencontre ainsi, au fil des pages et parmi d’autres acrobaties, des dispositifs acrostiches et téléstiches qui déploient dans la verticalité du poème le nom de la sainte (fig. 4), comme dans la Vie de sainte Wenefrede où, en l’occurrence, le téléstiche n’a pas été remarqué par l’éditeur ; plus bas, figure la signature de Destrées, dont le nom est scindé en DESTR/E/E/S (fig. 5 ). Dans la Vie de sainte Catherine, un acrostiche et deux diagonales scandent trois fois le nom de Katherina, qu’on retrouve une quatrième fois en fin de vers dans un téléstiche mêlant des lettres dont le nom forme une syllabe – K = ka ; T = te – aux syllabes Ri et Na, selon le schéma rimique ababbcdcd (fig. 6). Quant à la Vie de sainte Marguerite, outre le nom de l’auteur en acrostiche, mésostiche et téléstiche (fig. 7 ), elle présente une figure cruciforme entrecroisant, à la verticale, le mésostiche Phylybertus dux – formé à partir de l’initiale des premiers mots du second hémistiche – et, à l’horizontale, l’anagramme Margareta (Manoir regal, regne qui ne faultdra, je souligne).
Les pièces comportent encore des versus concordantes et des vers rétrogradés répondant au principe de poésie combinatoire tel que l’a mis en œuvre Raymond Queneau dans ses Cent mille milliards de poèmes, notamment, et qui permettent de démultiplier les lectures possibles (fig. 8). Il s’agit ici de combiner des syllabes pour composer des mots : Rutil- et Eleg- se combinent à -ante ; Vertu-, Fructu- et Somptu- se combinent à -euse ; P- et C- se combinent à ure en ce qui concerne la première colonne, etc. Chaque vers étant formé de trois mots, la première série verticale connaît trois terminaisons (-ante, -euse, -ure), selon un schéma de rimes ababbcbc. Ce même schéma se retrouve en milieu de vers avec les terminaisons en -me, -me, ame et en fin de vers avec les rimes en -able, -ime, -fice, offrant la possibilité d’une lecture rétrograde vers par vers : plutôt que « Rutilante Gemme Durable », on peut en effet lire « Durable Gemme Rutilante » (1-2-3 à 3-2-1, seul le dernier vers pose dans ce cas un problème dans la suite « Mundifice M’ame »). On peut encore retourner la strophe entière en commençant par la fin (au lieu de 1 à 8, on lit 8 à 1), et débuter la lecture par « Cure M’ame Mundifice, / Joyeuse Dame Dignissime », ou encore conjoindre les deux procédés (en ce cas, le problème du dernier vers, devenu le premier, se pose à nouveau). La permutation ne perturbe en rien la forme poétique (à nouveau, en dehors du problème posé par le renversement du dernier vers), de telle sorte que la jonglerie « engendre », comme un algorithme, l’ensemble du poème.
La Vie de sainte Marguerite contient en outre un pangramme, c’est-à-dire un poème dont la particularité est de proposer à l’initiale de chaque mot une lettre différente de l’alphabet, en respectant le bon ordre (fig. 9). Quant à la Vie de sainte Wenefrede, elle s’achève sur un échiquier bilingue de trente-deux cases contenant chacune un pentasyllabe en français, réparties sur quatre colonnes verticales (fig. 10). Les lettres rehaussées de bleu dans chacune des cases – c’est-à-dire les initiales et parfois d’autres lettres – forment colonne par colonne, de gauche à droite, un acrostiche tantôt lettrique tantôt syllabique dans lequel se lit la phrase latine « Virgo Sancta / Wenefreda / Pro nobis / Cristum exora ». La contrainte que représente ici l’acrostiche restreint les possibilités de permutation, puisque seules peuvent commuter en bloc les colonnes, qui sont lisibles soit comme des huitains de pentasyllabes, soit comme des quatrains de décasyllabes.
(fig. 11 ) J’aimerais signaler encore un cas-limite de figure présent dans la Vie de sainte Catherine [17] : il s’agit d’un calligramme dont il faut cependant supposer qu’il est passé inaperçu du copiste du manuscrit, lequel a de surcroît achevé de le rendre invisible en le plaçant à l’intersection de deux folios. Ce calligramme figurant une croix, ou plutôt une demi-croix sur le côté gauche, se trouve reconstitué dans l’édition de Petersen au hasard de la centralisation du texte imprimé. Etant donné que des figures plus évidentes ont été ignorées du copiste et que celle-ci intervient dans un moment particulièrement crucial du récit – la translation du corps sacrifié par des anges sur le Mont Sinaï –, il semble plausible de l’inclure dans la galerie déjà bien garnie des prouesses lettristes.
(fig. 12) Là où les choses se corsent, c’est dans le cas des poèmes dont la fin des vers a été laissée en blanc, avec pour seul indice les lignes indiquant le schéma de la strophe. Dans la Vie de sainte Catherine, les vingt-et-un vers d’octosyllabes doivent être complétés par des mots-rimes répétés deux, trois ou cinq fois dans des acceptions différentes. Comme l’a montré Petersen, le texte fonctionne lorsqu’on bouche les trous par des noms des fleurs traditionnellement associées à la louange chrétienne : 1. olive ; 2. amande ; 3. rose ; 5 marguerite ; 6 lis ; 7 pensee. Le quatrième mot-rime, que Petersen n’a pas trouvé, correspond au lis répété plus loin en sixième position, qui permet de déchiffrer sans difficulté anoblis au vers 1912 [18]. Pour autant qu’on les trouve, donc, les mots-rimes de cette oraison comptent double, étant donné qu’ils sont à la fois signifiants sur l’axe syntagmatique – c’est-à-dire horizontalement, dans la phrase syntaxique et dans le vers auxquels ils appartiennent – et sur l’axe paradigmatique, où ils constituent par eux-mêmes un bouquet floral hautement symbolique. Voilà qui n’est pas sans rappeler la ballade figurée de Jean Molinet « Pour faire chiere et demener grand glay » qui fonctionne selon le même principe et dont certaines copies manuscrites substituent aux noms des fleurs leurs dessins, sur le mode du rébus.
Un premier constat s’impose après avoir ouvert les yeux pour voir les vies de saintes de Destrées : l’inventivité du texte, son surplus de sens, réside tout entier dans les figures. Voilà qui nous place devant une forme de discrépance entre, d’une part, la fixité, l’immuabilité de la trame narrative reproduite sur le mode du calque par la traduction à partir des sources latines, de l’autre l’inventivité extrême, l’audace débridée des figures surajoutées au canevas d’origine. Serait-ce de là que provient la difficulté constatée à l’ouverture de cet article, la quasi-impossibilité, même, de lyre aujourd’hui la poésie de Destrées, malgré la modernité toute oulipienne des textes qu’il donne à voir ?
[16] E. Dupras, « Relire Destrees », art. cit., pp. 70-71 et 82-84.
[17] Ce possible calligramme a également été repéré et commenté par E. Dupras dans son article cité, p. 83.
[18] Voir H. Petersen, éd. cit., p. 41 ; E. Dupras elle aussi propose de répéter lis (art. cit., p. 71).