L’examen de leur situation est l’occasion de revenir sur la difficile question de la connaissance des saints, en particulier à l’égard de ceux qui, encore en ce monde, demandent leur intercession [36]. Aelred revient sur l’opinion de ceux qui considèrent que les saints ne peuvent rien savoir ni entendre de ce qui se passe ici-bas et qu’ils n’ont cure de nos requêtes, ce qui rendrait vaines nos demandes d’intercession. Le moine prend soin toutefois, en rappelant cette opinion qu’il critique, de qualifier les saints parvenus au ciel de « regnantes ». S’ils règnent avec Dieu n’ont-ils pas le pouvoir d’exhausser nos prières ? Le pire, relève Aelred, c’est que c’est chez Augustin que ces négateurs hérétiques trouvent le meilleur appui [37]. Mais il précise encore, que c’est selon sa modalité naturelle qu’au sortir de son corps l’âme ne peut plus avoir aucune connaissance sensible de ce qui se passe en notre monde. Le saint évêque envisage en revanche, qu’elle puisse selon la grâce, en être informée par les âmes qui en sont arrivées plus récemment et par les anges.
Les âmes des saints du ciel peuvent ainsi selon lui, en savoir beaucoup sur ce qui se passe ici-bas, dans les limites toutefois de ce que leur autorise la divine Providence. Cette restriction précise l’abbé cistercien ne saurait s’appliquer qu’aux âmes les moins parfaites. Aelred rappelle au passage le cas des justes de l’Ancien Testament retenus aux enfers et donc privés de la vision béatifique, du moins jusqu’à la descente du Christ aux enfers préciserons-nous [38]. Il fallait bien que la perfection leur fit défaut. Mais comment penser un ordre et des degrés dans la perfection, demande Jean au passage [39] ? Peut-il être considéré comme parfait celui qui est dépassé par un plus parfait ? Ne manquera-t-il pas quelque chose à sa perfection ? Ce que l’un a en plus objecte encore Jean, fait défaut à l’autre. Aelred répond en mentionnant les diverses demeures célestes (Jn 14, 2), ainsi que les degrés des hiérarchies angéliques. Il faut bien que les récompenses soient proportionnées aux mérites des différentes âmes.
Mais surtout, à l’objection de ceux qui disent que les âmes saintes ne sont plus en mesure de connaître ce qui se passe ici-bas, il ne se contente pas de la solution augustinienne de les faire informer par celles de défunts plus récents ou par les anges. Il vient de dire que les âmes saintes se retrouvent directement en Dieu qui remplit l’univers de sa vision lumineuse. Il propose alors de recourir à saint Grégoire. Celui-ci relate en effet dans sa vie du fondateur du monachisme occidental, la vision du saint moine contemplant, le monde entier rassemblé dans le rayon de la lumière divine :
La vérité de la chose est d'autant plus assurée, et sa preuve d’autant plus sûre, que – au dire de Grégoire – tout le créé est apparu restreint à quelqu'un qui, cependant, n’a vu qu’une parcelle de la lumière du Créateur. Voici donc un homme qu’alourdissait encore la faiblesse de la chair et qui fut pourtant capable de se voir envahi par la lumière si vive des secrets du ciel, de sorte que le monde lui semblait restreint au point de paraître rassemblé dans un seul rayon de soleil. Alors, qu’est-ce qui peut demeurer caché aux saints qui jouissent, dans l'immensité de la lumière divine, de la vision de Dieu ? C’est en lui, par conséquent, qu’ils nous voient, puisque, en lui, nous vivons, nous nous mouvons, nous sommes (cf. Ac 17, 28). Voilà où ils nous entendent, où ils sont attentifs à nos désirs, où ils regardent nos besoins. Et ils ne nous font pas défaut là où les saints anges présentent à Dieu nos prières. De toute la ferveur possible, honorons donc les saints, louons-les, glorifions-les. Autant que possible, contemplons leur bonheur, imitons leurs conduites, désirons leur être associés. Car, pas de doute, ils ont souci de nous et ils prient pour nous avec d’autant plus de ferveur qu’ils savent ne pas pouvoir atteindre la plénitude sans nous [40].
Saint Benoît aurait donc bénéficié selon le récit de Grégoire, « in via » d’une vision en Dieu de l’ensemble de l’univers, a fortiori, les saints qui sont au ciel verront-ils en lui ce qui concerne nos besoins. Leur zèle tire ainsi profit de leur vision dans la lumière de Dieu pour subvenir aux besoins spirituels de ceux qui sont encore en chemin. Aelred exhorte donc à louer Dieu et à implorer l’intercession des saints contrairement à ceux qui les prétendaient ignorants de nos besoins. Nous retrouvons encore dans les dernières lignes de ce traité inachevé un élément essentiel de l’eschatologie de saint Bernard en écho à He 11, 40 : les saints ne pourront atteindre la plénitude sans nous. La béatitude parfaite ne sera, selon Bernard atteinte que lorsque l’ensemble du corps mystique sera réuni à son chef. En attendant, précise ici Aelred, les saints qui sont déjà dans la vision béatifique, prieront avec d’autant plus de ferveur pour les pécheurs afin de hâter l’heure de cette plénitude.
Nous avons ainsi découvert chez l’abbé écossais un « faire image » des âmes des défunts. Plus précisément, elles se font à partir de la mémoire sensible et non intellectuelle une image du corps qu’elles viennent de quitter. Dans cette image, elles vont pouvoir, à la manière des rêveurs, souffrir ou jouir d’images des réalités corporelles qui l’environnent. En fait ce sont les esprits angéliques bons ou mauvais qui provoquent cet effet sur les rêveurs comme sur les âmes séparées réfugiées dans l’hologramme de leur corps reconstitué à partir des éléments recueillis par leur « mémoire phantastique ». Faut-il voir dans cette façon de « faire image » des âmes au sortir de leur corps une ultime résistance du sujet à son destin eschatologique ou au contraire l’instrument par lequel il est mis en œuvre (du moins pour certains) ? Les damnés souffriront ainsi spirituellement d’un feu infernal matériel attisé par des démons non moins spirituels. Mais des âmes sauvées encore trop imaginatives devront encore, avant de pouvoir accéder aux joies célestes, séjourner dans des mondes imaginaires peuplées de leurs semblables couverts de draps blancs parmi les fleurs odoriférantes. Ce jardin paradisiaque de fantômes, n’est-il pas encore qu’un fantôme de paradis comparé à la vision béatifique des âmes des saints ? Par la grâce, ne rejoignent-elles pas, comme celle de Lazare emportée par les anges, la cité céleste où elles peuvent faire Eglise (triomphante) dans la gloire de Dieu ? N’y at-il pas un antagonisme entre le faire image de l’âme au sortir de son corps envisagé par Aelred et un « se laisser faire Eglise » qui lui permettrait d’entrer à sa place dans les demeures célestes dans la louange éternelle de l’éternel ? Ultime résistance de l’âme à sa sanctification dans la gloire mais qui ne saurait résister au feu de l’amour divin ?
[36] « Sed de perfectis, cum nihil adhuc dixerimus, deinceps inspiciamus. Ioannes : hoc optabile multum. Aelredus : meministi nos contra quosdam male sentientes disputasse, qui utilitatem orandi et sancti supplicandi euacuare contendunt, dicentes sanctos regnantes, cum nihil scire uel curare de nobis, nec preces nostras attendere, sed ne audire quidem ac minus exaudire » (Ibid., 44, p. 126 ; CCCM, p. 751).
[37] « Ad hoc uero maxime animantur, quod beatus Augustinus, loquens de natura animae, dicit eam exutam corpore ea quae nobis cum aguntur ignorare. Et hoc quidem Augustinum secundum uim, quam habet anima ex propria natura, non secundum id quod potest ex gratia, dixisse non dubites. Nam per alias animas hinc uenientes, et per angelos inter nos et illos crebro discurrentes, dicit eas multa scire posse de his quae hic aguntur, non tamen alia quam nosse per dei prouidentiam permittuntur. Haec de animabus minus perfectis dicta non ambigas » (Ibid., 44, p. 126 ; CCCM, p. 751). Voir Augustin Le Devoir envers les morts, XVI, 18.
[38] « Aelredus : Non recordaris sanctos locis adhuc tunc infernalibus, licet ab omni poena et malorum consortio remotissimis, detineri. Multum ergo defuit illis ad perfectionem, quibus regni caelorum prohibebatur ingressus, et illa dei uisio, quae sanctorum summa beatitudo est, negabatur » (Ibid., 45, p. 127 ; CCCM, p. 751). Aelred, s’inspirant de la Cité de Dieu, XX, 15, semble envisager que ces âmes soient encore retenues aux enfers et privées de la vision béatifique. Toutefois, les imparfaits de la dernière phrase suggèrent que la privation de la vision béatifique liée à ces imperfections a été levée. En bonne théologie catholique, la descente du Christ aux enfers en libère les âmes des justes qui y étaient retenues.
[39] « Ioannes. quomodo potest esse perfectus, quo alter constat esse perfectior? Neque enim perfectus est, cui aliquid deesse ad perfectionem noscitur. Deest autem uni quidquid illo plus habet alter » (Ibid., 46, p. 128 ; CCCM, p. 752).
[40] « Et hoc ipsum astruens plenius, et manifestius probans, dicit breve fieri omne quod creatum est illi qui vel parum videt de lumine Creatoris quod vere est. Quocirca si possibile fuit homini, quem adhuc carnis infirmitas praegravabat, tanta caelestium secretorum luce perfundi, ut in ea totus mundus tam videretur angustus, ut quasi sub uno solis radio cerneretur esse collectus, sanctos illa immensitate divini luminis in Dei visione fruentes, quid est quod possit latere ? In illo proinde nos vident, in quo vivimus, movemur et sumus ; ibi nos audiunt, ibi quid desideramus attendunt, ibi quo egeamus aspiciunt, nec ibi desunt ubi sancti angeli preces nostras Domino repraesentant. Igitur qua possumus devotione sanctos honoremus, laudemus, glorificemus, eorumque beatitudinem quantum possumus contemplemur, mores imitemur, societatem optemus. Ipsis enim profecto cura est de nobis, et tanto devotius orant pro nobis, quanto sciunt se non posse consummari sine nobis » (Ibid., III, 50-51, p. 131 ; CCCM, p. 754).