Résumé
Fils d’un prêtre marié, Aelred formé à la cour du roi d’Ecosse entre en 1333 à la nouvelle abbaye de Rievaulx dont il deviendra l’Abbé en 1147. Son traité sur l’âme est laissé inachevé par sa mort en 1166. De même que l’âme est affectée durant le rêve par des images construites à partir du donné sensible diurne, il envisage qu’après la mort l’âme se constitue une image du corps où elle pourra éventuellement jouir de paysages verdoyants. Ce « faire image » ne saurait laisser oublier que les plaisirs ou les supplices des âmes séparées après la mort sont spirituels. Toutefois le cistercien né au pays des fantômes les comprend à partir d’une anthropologie originale par le rôle assigné à la sensibilité comme charnière ou glue reliant l’âme et le corps et celui de l’imagination permettant à l’âme quittant son corps à la mort, de se voir dans une image de ce corps mémorisée à la manière de nos modernes hologrammes dans la « phantastica memoria », certes pour être reçue directement, étant purement spirituelle, par des esprits qui sauront la consoler, la purifier ou la tourmenter.
Mots-clés : Aelred de Rievaulx, âmes séparées, imagination, mémoire, anthropologie
Abstract
The son of a married priest, Aelred was trained at the court of the King of Scotland and entered the new abbey of Rievaulx in 1333, becoming its abbot in 1147. His treatise on the soul was left unfinished by his death in 1166. Just as the soul is affected during the dream by images constructed from the daytime sensory data, he envisages that after death the soul will form an image of the body where it will eventually be possible to enjoy green landscapes. This "making of an image" should not lead us to forget that the pleasures or torments of souls separated after death are spiritual. However, the Cistercian born in the land of ghosts understands them from an original anthropology through the role assigned to sensibility as a hinge or glue linking the soul and the body and that of the imagination allowing the soul leaving its body at death to see itself in an image of this body memorised in the manner of our modern holograms in the "phantastica memoria", certainly in order to be received directly, being purely spiritual, by spirits who will know how to console it, purify it or torment it.
Keywords: Aelred de Rievaulx, separate souls, imagination, memory, anthropology
Au livre III de son traité sur l’âme, Aelred de Rievaulx se pose, ou plutôt se voit poser par l’interlocuteur Jean du dialogue sur l’âme qu’il met en scène et qui restera inachevé, la question du sort de l’âme au sortir du corps au moment de la mort. Comme l’indique la citation qui ouvre le titre de cette communication, il envisage que l’âme se « fait image », au sens où elle se voit dans l’image de son corps, ce qui ne l’empêche pas d’être emmenée par les anges ou les démons vers sa demeure éternelle, pour le meilleur ou pour le pire. Mais comment, l’âme qui ne bénéficie plus de l’information provenant des sens peut-elle ainsi reconstituer une image d’elle-même dans le corps qu’elle vient de quitter ? Quelles en sont les conséquences pour ses possibilités de connaissance dans cet état séparé du corps entre mort et résurrection finale ? Ce sont les problèmes de ce « faire image » que nous examinerons dans cette communication. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de situer Aelred et son traité sur l’âme dans son contexte historique et doctrinal.
Aelred et son traité sur l’âme
A l'heure où nous disposons d'une somme exhaustive sur cet auteur, nous pouvons nous contenter de renvoyer à sa bibliographie et de rappeler quelques éléments de sa biographie [1]. Aelred est né au pays des fantômes, vers 1110. Il est le fils du prêtre de Hexham en Ecosse, mais à un moment où la réforme grégorienne met fin au statut des prêtres mariés. Son père renonce à lui transmettre sa cure avec ses revenus et confie son éducation au monastère de Durham où lui-même ira finir ses jours. Mais c’est en vue de l’envoyer à la cour d’Ecosse où il sera vite remarqué par le roi David 1er dont il devint le majordome au palais. Toutefois, ayant pris conscience de ses dispositions religieuses, celui-ci envisagea de l’élever à l’épiscopat. Il l’envoya alors en mission vers 1133 auprès de l’archevêque d’York. Or, c’est à cette occasion qu’il découvrit la nouvelle fondation cistercienne de Rievaulx, où il prit l’habit en 1134. Il y exercera les fonctions de Père maître à partir de 1140, avant de partir comme Abbé fondateur d’une Abbaye fille à Revesby. Il revint toutefois bientôt à Rievaulx dont il fut élu Abbé en 1147 et qu’il dirigera jusqu’à sa mort le 12 janvier 1167.
Son œuvre comporte une partie historique comprenant une généalogie des rois d’Angleterre, ainsi que de nombreux sermons dont se détache la série des 32 sermons De Oneribus. Toutefois, c’est surtout la partie de ses écrits généralement classée en ascétique qui présente le plus d’intérêt philosophique. Elle annonce aussi par certains traits la devotio moderna, mais elle est présentée sous forme de dialogues philosophiques. Relevons ici les trois principaux : le Miroir de la Charité, le dialogue sur L’Amitié spirituelle et celui Sur l’âme.
La philosophie d’Aelred est comme celle de Bernard un humanisme existentiel, tout centré sur la charité, mais sachant emprunter le détour de l’amour fraternel. On la retrouve dans le Miroir de la Charité. Chez Bernard, elle partait de la connaissance de soi pour s’élever par le détour de l’amour du prochain, à la contemplation de Dieu [2]. Dans le Miroir, ce sont trois amours, à l’égard de soi-même, du prochain et de Dieu qui sont présentés dans le troisième livre comme trois sabbats, trois repos d’intensité croissante : celui du septième jour correspond à l'amour de soi-même, celui de la septième année à la charité fraternelle et enfin le jubilée de la cinquantième année, faisant suite aux 7x7 années précédentes, est associé à l’amour divin.
Venons-en à la seconde dimension de la philosophie d’Aelred de Rievaulx, qui a le plus retenu l’attention de ses lecteurs modernes : la place qu’il fait à l’amitié. Ignorant tout de l’Ethique à Nicomaque qui ne sera introduite dans le monde latin qu’au siècle suivant, il entend surtout proposer une conception chrétienne de l’amitié qui doit selon lui prendre naissance dans le Christ, se développer conformément au Christ et trouver son achèvement en lui [3]. Formulons rapidement le problème philosophique que pourrait poser une éthique de l’amitié. Le choix des amis ne risque-t-il pas d’exclure tous ceux qui ne seront pas sélectionnés ? Il n’en est rien pour Aelred qui précise bien que la charité doit être universelle, recevant les ennemis comme les amis [4]. L’amitié ne s’oppose donc pas à la charité, mais dans ces conditions que vient-elle lui ajouter ? A notre avis une exigence d’intensité : si la charité donne des devoirs envers tous, elle exige aussi une perfection de l’amour qui sera réalisée spécialement avec les amis. De plus, l’amitié chrétienne dont parle Aelred est une ouverture de l’amour humain à l’amour divin, de la vie active à la vie contemplative.
Mais c’est un troisième dialogue philosophique d’Aelred, le dernier, qui doit faire l’objet de notre attention dans cet article. Ce Dialogue sur l’âme a dû être rédigé vers 1165‑1166. Une allusion au Concile d’Oxford qui en constitue un terminus post quem permet de le dater avec précision, puisque par ailleurs la mort de l’Abbé survenant le 12 janvier 1167 laisse son œuvre inachevée. Cette préoccupation psychologique, Aelred la partage avec bien des auteurs de son temps : Chartrains, Victorins et parmi les Cisterciens, Guillaume de Saint-Thierry qui rédige son traité Sur la nature du corps et de l’âme vers 1140 ; Isaac de l’étoile adressera quant à lui sa Lettre sur l’âme à Alcher de Clairvaux qui n’est sans doute pas comme on avait pu le croire un moment, l’auteur de la compilation pseudo-augustinienne constituée également en milieu cistercien vers 1170 sous le titre De spiritu et anima. Nous avons retrouvé la forme dialoguée dans les deux autres traités mentionnés plus haut. Elle est chère à Aelred, mais aussi inspirée par Augustin dans son De quantitate animae qui demeure une source majeure du dialogue du Cistercien. Celui-ci présente une double originalité, par son insistance sur l’unité profonde de l’âme avec le corps et par son exploration de l’eschatologie individuelle attendant l’âme au sortir du corps.
[1] Pierre-André Burton, Aelred de Rievaulx (1110-1167) : de l’homme éclaté à l’être unifié, essai de biographie existentielle et spirituelle, Paris, Cerf, 2010.
[2] « Primus ergo cibus est humilitatis, purgatorius cum amaritudine ; secundus caritatis, consolatorius cum dulcedine; tertius contemplationis, solidus cum fortitudine », Bernardus Claraevallensis, Liber de gradibus humilitatis II, 5, Sancti Bernardi Opera, ed. Jean Leclercq, Henri Rochais et alii, Rome, ed. Cistercienses, 1957-1977 (désormais SBO), III, p. 19.
[3] « Et quemadmodum ea ipsa quae inter nos oportet esse amicitia, et in Christo inchoetur, et secundum Christum servetur, et ad Christum finis eius et utilitas referatur plenius edoceri », Aelredus Ripalensis, L’Amitié spirituelle, I, 8, Bellefontaine, 1994, p. 23 ; Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis (désormais CCCM), I, p. 290.
[4] Ibid. I, 32, p. 28 ; CCCM, p. 294.