« <Anima> statim se videt in sui corporis
imagine, in qua mox a spiritibus ad hoc
ordinatis suscipitur, vel consolanda, vel
purganda, vel torquenda
 ».

La vie en images de l’âme, dans le rêve
et après la mort selon le Dialogue sur
l’âme
d’Aelred de Rievaulx

- Christian Trottmann
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Conséquences sur la vie en images et la connaissance des âmes séparées après la mort et avant la résurrection finale

 

L’âme séparée au pays des fantômes : hologramme de la « mémoire phantastique »

 

L’un et l’autre se voient ainsi dans l’image de leur corps, hologramme de la « mémoire phantastique » au pays des fantômes, qui explique le caractère matériel de l’évocation des souffrances du mauvais riche par le feu corporel, celle de sa langue, qui ne se tait pas, du doigt de Lazare et de la goutte d’eau qu’il en attend [23]. C’est l’occasion de revenir sur un problème qui préoccupe les médiévaux : comment une âme purement spirituelle peut-elle souffrir d’un feu matériel ? Un autre scotus, venant lui de l’Eire avait naguère conclu que cela était impossible, se riant d’une lecture trop matérielle et fondamentaliste de l’Ecriture. Notre Ecossais a lui trouvé une solution herméneutique différente à ce problème théologique.

 

Typologie des souffrances purgatoires et éternelles

 

C’est de l’image d’un feu bien réel que souffre l’âme séparée, et d’une souffrance bien réelle, comme dans les rêves, nous l’avons vu. Aelred suit en cela saint Grégoire le Grand qui, dans ses Dialogues, se voit opposer par son interlocuteur Pierre, la même objection que celle avancée par Jean dans celui que nous lisons [24]. Mais si le Cistercien cite longuement le pape bénédictin, il introduit une négation : « uidendo <non> sentiendo » qui ne se trouve pas dans le texte critique des Sources Chrétiennes et qui lui permet d’opposer une souffrance par le sens de la vue à celle qui affecterait directement celui du toucher. Le feu matériel ne brûle pas directement l’âme immatérielle du damné, même s’il fera un jour rôtir son corps de ressuscité. Pour l’heure, l’âme séparée du damné souffre de se voir brûler et c’est ainsi qu’elle brûle. Aelred évoque encore la solution herméneutique différente trouvée chez Augustin (Cité de Dieu, XXI, 10, 1), qui considère comme immatérielle la flamme dont souffrait le mauvais riche. Il propose finalement une sorte de typologie des souffrances des âmes immatérielles [25]. Il rappelle qu’au sortir du corps, les âmes qui ont perdu toute sensation physique passent dans des images des réalités corporelles similaires à celles que le sens imprimait en elles de leur vivant. Les unes sont reçues par des esprits d’une autre nature pour y être tourmentées par les feux corporels de la Géhenne. Cette première catégorie correspondrait selon Aelred à ce qui est envisagé par Grégoire. Les secondes seraient torturées toujours dans l’image de leur corps, mais par une flamme immatérielle. Aelred rapporte ce second cas au mauvais riche de la parabole, mais nous reconnaissons-là la position augustinienne. Le troisième cas est celui des âmes qui doivent être purifiées par diverses peines et douleurs. Toutefois, dans ce purgatoire rapporté par Aelred à la foi chrétienne sans référence explicite cette fois à l’Ecriture, il ne fait plus mention de flammes, qu’elles soient matérielles ou immatérielles. Pourtant il prend le temps d’examiner ces peines purgatoires qui corrigent les uns et les conduisent ainsi vers la béatitude éternelle, tandis que les autres, se révoltant contre elles, s’acheminent vers les peines éternelles. Ces peines temporaires pourraient paraître cruelles dans leur inutilité, mais la patience de Dieu envers les réprouvés prend sens de ce qu’elle manifeste sa gloire en faveur des élus [26]. Cette théorie de la double prédestination n’est pas sans poser des difficultés examinées longuement par Aelred avec son interlocuteur Jean [27]. Passons toutefois pour en venir au sort des élus et au rôle qu’y jouent encore les images.

 

Le paradis en home vidéo ?

 

C’est encore Grégoire le Grand qui est la référence lorsqu’Aelred en vient, à la demande de Jean, à examiner le sort des âmes séparées des élus avant la résurrection finale. Or le saint pape envisage que les âmes des saints ne rejoignent pas toutes le ciel, mais que certaines soient retenues en diverses demeures encore éloignées du Royaume [28]. Certes, les lieux en question sont agréables et verdoyants, gorgés de lumière, peuplés d’hommes vêtus de blanc et c’est surtout par leur parfum qu’ils comblent leurs habitants [29]. Comme les damnés souffrent principalement de brûlure mais non par le toucher, par la vision qu’ils ont de leur corps dans le feu infernal, c’est de la fragrance des parfums champêtres des demeures où ils sont encore retenus loin du Royaume que ces saints sensuels jouissent des réalités matérielles qu’ils y contemplent. Pourtant, Jean ne se résout pas à croire matériels ces fleurs et leurs parfums [30]. Ils ne le sont ni plus ni moins que le doigt de Lazare ou le sein d’Abraham. Aelred concède que si Dieu donne des consolations spirituelles aux saints dès ici-bas, il doit être plus généreux encore avec les âmes qui ont laissé leur corps délabré derrière elles [31]. Il envisage des conversations avec les anges, la révélation de secrets ou de savoirs ineffables… La progression est ici intéressante car les conciliabules angéliques ne sont encore que des affabulations en commun (confabulationes). Les révélations portent sur des secrets dont les arcanes peuvent sans doute comporter encore des zones de mystère, voire d’ombre. Elles sont donc encore dépassées par des savoirs (scientiae), dont le moine confesse qu’ils le dépassent, s’en remettant humblement à plus spirituel que lui. Toutefois, cela n’exclut nullement selon lui que dans une parfaite suavité, ce soit par des images des réalités matérielles dont elles ont sagement usé ici-bas que certaines âmes soient consolées en attendant de retrouver leurs corps [32]. Le philosophe défiant depuis Platon à l’égard d’un tel « home cinéma » de fond de caverne ne manquera pas de s’étonner que des âmes justes, mais aussi dotées d’intelligence puissent se contenter de telles consolations imaginaires. Il est vrai qu’il n’est pas question dans ces prés luxuriants de vierges dénudées, mais d’assemblées d’hommes en blancs (albatorum hominum conuenticula) plus proches des mœurs conventuelles des moines cisterciens. La sensualité, mais surtout l’intellect peuvent-ils se satisfaire ainsi d’images du réel ?

Aelred envisage bien aussi le cas de ceux, moines ou philosophes dirions-nous, qui, s’étant détournés des réalités matérielles, ne sauraient hors de leurs corps en attendre des consolations imaginaires, mais qui obtiennent d’être consolés par des réalités spirituelles [33]. Conscient de l’audace de cette distinction entre demeures « phantastiques » et royaume céleste, il remet au Christ et à sa grâce la répartition des consolations en images du monde matériel ou directement par des réalités spirituelles, mais il prend aussi la précaution de préciser qu’il n’avance cette théologie pour le moins fantaisiste des fins dernières qu’à titre d’opinion.

Nous comprenons que tous bénéficient de consolations spirituelles, mais pour les uns à travers des images de réalités corporelles, pour d’autres directement dans la contemplation des biens spirituels. Toutefois, au-delà de cette opposition, Aelred envisage encore le cas des parfaits qui passent directement de la terre au ciel au moment de leur mort [34]. Telle est la situation des martyrs en particulier [35]. Leur âme n’a pas besoin de se glisser dans l’hologramme constitué à partir des éléments de sa « mémoire phantastique », envisagé plus haut pour le commun des mortels, mais peut passer directement en Dieu son Créateur omniprésent, sans la médiation d’aucune créature. Participant à sa joie et à sa béatitude, ces âmes ne doivent-elles pas bénéficier de sa vision lumineuse et universelle ?

 

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[23] « In imaginibus igitur corporum se uidit uterque, cum et lazari digitum, et propriam non tacuerit linguam. Sed et aliarum rerum imagines se probat, uel ad refrigerium cernere, uel tormentum, cum et aquae et flammae faciat mentionem, ab ista se conquerens cruciari, ab illa se postulans refrigerari » (Ibid., 30, p. 114 ; CCCM, pp. 743-744).
[24] « Beatus tamen Gregorius pessimas quasdam animas illo etiam nunc igne comburi affirmare uidetur; quaerenti que petro quomodo fieri possit ut corporali poena spiritus torqueatur, ita respondit: "teneri per ignem spiritum dicimus, ut in tormento ignis sit uidendo non sentiendo. Ignem enim eo ipso patitur quo uidet, et quia cremari se aspicit, crematur. Sic que fit ut res corporea incorpoream exurat, dum ex igne uisibili ardor ac dolor inuisibilis trahitur, ut per ignem corporeum mens incorporea flamma crucietur" » (Ibid., 31, p. 115 ; CCCM, p. 744, citant Grégoire le Grand, Dialogues, IV, 30, A. De Vogüé ed, SC 265, p. 100 ; sur ce sujet, voir D. M. Barbezat, « In a Corporeal Flame : the materiality of Hellfire before the Resurrection in six latin Authors », dans Viator 44, 3 (2013), pp. 1-20.
[25] « Haec si aduertas intente, ad intelligendum statum animarum post mortem lux tibi magna splendescet. Egressae de corpore animae et omni re corporali et sensuali exutae in corporalium rerum uersantur imaginibus, quasi eis dum adduxit sensus impresserat; in quibus aliae suscipiuntur ab alterius naturae spiritibus, corporalibus gehennae ignibus ut placet beato gregorio cruciandae, aliae flamma incorporea in sui corporis imagine torquendae, sicut de diuite illo euangelica testatur historia, aliae diuersis poenis et doloribus purgandae, ut se habet fides christiana » (Ibid., 35, p. 118 ; CCCM, p. 746).
[26] Ibid., 39-40, pp. 121-122 ; CCCM, pp. 748-749.
[27] Ibid., 41, pp. 123-124 ; CCCM, pp. 749-750.
[28] « Aelredus : Beatus Gregorius interroganti Petro, si ante restitutionem corporum in caelo recipi ualeant animae sanctorum, ita respondit: "hoc neque de omnibus iustis fateri possumus, neque negare. Nam sunt quorumdam iustorum animae, quae a caelesti regno quibusdam adhuc mansionibus differuntur" » (Ibid., 42, p. 125 ; CCCM, p. 750).
[29] « Ipsae mansiones in praefata uisione ita narrantur : "amoena erant atque uirentia loca odoriferis herbarum floribus adornata, in quibus albatorum hominum conuenticula uidebantur, tantus que in eodem loco odor suauitatis inerat, ut ipsa suauitatis fragrantia illic habitantes, uel deambulantes satiaret. Ibi mansiones diuersorum singulae magnitudine lucis plenae" » (Ibid., 42, p. 125 ; CCCM, p. 750).
[30] « Ioannes : locus ille amoenus, uel mansiones, uel odor, uel flores, cuiusmodi erant? Nam corporea ea esse nullo modo crediderim. Aelredus : recte omnino. Sed digitus Lazari, uel sinus Abrahae incorporea [erant] omnia, in similitudine tamen corporali. Ioannes. Quid putas? an alia ei praestantur genera consolationum quam ista, quae corporalem praeferunt similitudinem ? » (Ibid., 42-43, p. 125 ; CCCM, p. 750).
[31] « Aelredus : immo multa, quantum ego existimo. Cum enim iuste et pie, quamuis non perfecte uiuentibus spirituales consolationes Christus indulgeat, ex labe corporea [exutis] eas, ut existimo, multo copiosius impertit, siue in spirituali gustu dulcedinis, siue in quaedam confabulatione cum spiritibus angelicis, siue in secretorum reuelatione, siue in scientiae infusione caeteris que huiusmodi, quae me melius quisque spiritualis intelligit » (Ibid., 43, p. 125 ; CCCM, pp. 750-751).
[32] « Et forte hi, qui his rebus corporalibus bene et sapienter utuntur, corporalium rerum imaginibus plenis omni dulcedine et suauitate consolantur » (Ibid., 43, p. 126 ; CCCM, p. 751).
[33] « Hi uero, qui se a corporalibus quantum possunt auertunt, spiritualibus intendentes, et animam suam caelestibus sensibus adimplentes, abundantius spiritualibus consolari merentur. Et unicuique datur ista gratia secundum mensuram donationis christi. Sed opinando, non affirmando dixerim » (Ibid).
[34] « Ioannes : sed quorumdam animas perfectorum in caelum statim post mortem recipi sanctus dicit gregorius. Aelredus : uerum est » (Ibid., 43-44, p. 126 ; CCCM, p. 751).
[35] « Aelredus : diximus quasdam animas mox, ut exierint e corpore, seipsas in sui corporis imagine intueri, et in imaginariis locis aut puniri, aut consolari. At anima perfecta, cui nihil deest ad perfectionem sicut anima martyris, deposito corporis onere, mox extra omne corpus, et forte omnem corporis formam et similitudinem in ipso se inuenit creatore, nec cuiusquam eget auxilio creaturae, ut transferatur de occidente in orientem, uel de terra in caelum, cum ubicumque fuerit, in ipso procul dubio erit, qui terram implet et caelum eius uisione luminosa, eius dilectione iucunda, eius aeternitate beata » (Ibid., 46, p. 127 ; CCCM, pp. 751-752).