La Passion exprime d’une façon profonde que Christine s’est fabriqué la seule image légitime de l’adoration chrétienne en choisissant, avec le cadre de fenêtre qui ouvre sur le ciel, une absence d’image. Elle refuse de rendre un culte à des statues, dénoncées dans les termes qui stigmatisent les idoles dans l’Ancien testament, statues qu’elle réduit d’ailleurs bientôt en pièces. Elle choisit à la place la fenêtre pour une série de raisons rapidement survolées, mais qui ont une solide assise théologique et scripturaire : Christine contemple le Créateur dans sa Création, et non l’admirable profusion des créatures ; la fenêtre orientée lui permet de prier devant le soleil levant, image du Ressuscité, mais en évitant immédiatement l’accusation d’adorer le soleil matériel – on dirait une paraphrase incarnée du psaume 18 [55]. Christine en effet pratique « le culte de vérité » dont parle l’évangile de Jean (Jn 4, 23), le culte spirituel qui peut se passer du Temple. Elle a acquis la connaissance véritable de Dieu, que Paul reproche aux païens de ne pas vouloir découvrir dans la Création [56]. Dans la confession de foi trinitaire qui suit le passage traduit, Christine donne à entendre la singularité de ce Dieu qu’on adore sans pouvoir le voir – Dieu incréé, spirituel, invisible, céleste, soit un Dieu du christianisme défini par une opposition terme à terme à la caricature du paganisme idolâtre. Dans la situation de réclusion forcée où se trouve Christine, la fenêtre n’est pas échappatoire, issue ou accès, mais bien le symbole par excellence de la seule image de dévotion légitime, le cadre qui dessine une image invisible dans la nuit.
L’interprétation n’est pas excessive puisqu’une autre Passion traduite du grec reprend le même motif de la fenêtre en lui donnant une signification trinitaire explicite. Cette Passion, sous la forme latine très simple BHL 913 antérieure au IXe siècle, se trouve au début du dossier hagiographique prolifique de sainte Barbe de Nicomédie :
Au temps de l’empereur Maximien, il y avait un satrape nommé Dioscore, bien riche mais païen et dévot des idoles. Il avait une fille unique, nommée Barbara. Or son père construisit une très haute tour où il l’enferma, pour que les hommes ne la voient pas en raison de sa beauté supérieure. (…) La servante de Dieu Barbara descendit un jour de la tour pour voir les travaux qu’on avait fait : elle voit, du côté nord, deux fenêtres seulement. Elle demande aux bâtisseurs : « Pourquoi avez-vous fait deux fenêtres ? » « Parce que ton père nous l’a demandé » lui répondent-ils. Barbara leur dit de faire une fenêtre supplémentaire. (...) [Quand le père revient], il convoque sa fille et lui dit : « Ma fille, tu as donné l’ordre de bâtir trois fenêtres ? » « Oui, lui dit-elle, et j’ai eu bien raison. Car trois fenêtres illuminent tout homme quand deux le plongent dans les ténèbres. » Son père l’entraîne jusqu’au bassin et lui dit : « Comment trois apportent plus de lumière que deux ? » La bienheureuse Barbara dit : « Voici le Père, le Fils et le Saint Esprit. » Alors son père fut rempli de fureur et saisit son épée pour la tuer [57].
La Passion de Barbe dit en somme quelle est la signification objective de la fenêtre, quand celle de Christine la disait comme en creux : par trois fenêtres, on voit le Dieu Trinité – mais c’est un Dieu que la vision physique n’atteint pas, seulement la foi.
L’hagiographie latine du haut Moyen Age ressortit de genres littéraires variés et n’hésite pas toujours à raconter l’invraisemblable. Au moment d’évoquer des images cependant, la théologie l’emporte sur le désir de plaire. Instruits par l’histoire du peuple juif que leur Bible leur remémore, les hagiographes annoncent un Dieu invisible supérieur à toutes les idolâtries païennes. Ils conservent de l’enseignement des Pères la certitude que la vision naturelle est faillible. Différentes expériences ascétiques finissent de les convaincre que mortifier ses sens impose de mortifier sa vue physique pour s’ouvrir à des réalités incorporelles. « Faire image » est une gageure dans un tel contexte, tant est vive la réticence à produire des images luxuriantes, à décrire et à imaginer. Reste que la même Bible qui dénonce les idoles relate des songes, visions et prophéties, et des paraboles même, qui laissent ouverte la possibilité d’un récit métaphorique et le recours à des symboles, de préférence peu énigmatiques. Les saints de fait voient des images, que les hagiographes aiment aussi transparentes que celle qu’aperçoit sainte Austreberte au VIIe siècle :
Un jour qu’elle mirait son visage dans l’eau comme le font les enfants et contemplait son apparence, il lui apparut soudain qu’une sorte de voile recouvrait sa tête. Ce signe provoqua chez elle un tel bouleversement qu’elle brûla du désir de ce voile à partir de ce jour. (…) elle suppliait toujours et priait avec des larmes pour que le Seigneur accomplisse en vérité (in veritate) ce qu’il avait daigné lui montrer d’une façon allégorique (in umbra) [58].
La spécificité du discours hagiographique apparaît ici avec force : dans un texte écrit pour démontrer la sainteté d’une personne, la sainteté consiste à faire advenir pour de vrai (in veritate) un vouloir divin qui s’est fait connaître de façon voilée (in umbra). L’image est une promesse. Si Austreberte n’avait pas mis toutes ses forces à la rendre réelle, elle serait restée une illusion. Le miroir de l’eau produit en effet par structure cette « vision indirecte » dont parle Paul, per speculum in aenigmate. La fenêtre est l’un des dispositifs qu’a inventés l’hagiographie pour parvenir à la vision « face à face » qui n’est pas vision d’un visage [59] mais connaissance parfaite.
[55] « Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament déploie les œuvres de ses mains. Le jour en livre le récit au jour et la nuit en donne connaissance à la nuit. Pas de paroles, pas de discours, on n’entend pas leurs voix ! à la surface de la terre entière, leur son se propage, et leurs récits jusqu’aux confins de la terre. Il a posé sa tente dans le soleil et tel un époux, sort de sa chambre. », psaume 18, 2-6 (traduction d’après la Vulgate).
[56] I Co 1, 20 : « Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible, sa puissance éternelle et sa divinité. [Les païens] n’ont donc pas d’excuse » (traduction d’après la Vulgate).
[57] « Temporibus imperatoris Maximiniani erat quidem satrapes nomine Dioscorus diues ualde, paganus uero existens et colens idola. Hic habuit filiam unicam nomine Barbaram. Fecit autem pater eius turrem sublimem ibique reclusit eam, ita ut non uideretur ab hominibus, propter eminentem pulchritudinem eius. (…) Descendens uero famula Dei Barbara de turre uidere opus quod factum est et uidit contra septentrionem duas solummodo fenestras superadstantes, <arti>ficibus : “Quare duas fenestras insti<tu>istis ?” Dicunt ei : “Pater tuus sic nobis disposuit”. Dicit eis beata Barbara adhuc construire et aliam unam fenestram. (…) Conuocans filiam suam dicit ei : “Filia, tu imperasti tres fenestras statuere ?” Ipsa uero dicit ei : “Etiam et enim bene feci. Nam tres fenestrae inluminant omnem hominem at uero duae tenebrescunt”. Et adsumens eam, pater eius descendit in natatorio et dicit ei : “Quomodo abundantius inluminant tres de duabus ?” Beata Barbara dixit : “Haec Pater et Filius et Spiritus Sanctus”. Tunc repletus est furore pater eius et tollit spatam suam ut occideret eam », Passio s. Barbarae, BHL 913, Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. Lat. 846, f. 137v-138.
[58] « Quadam vero die, cum vultum speciei suæ more infantium in aquis contemplaretur, ecce repente apparuit ei quoddam velamen capiti eius impositum. Quod signum apud eam intantum valuit, vt ex illo iam die hoc æstuaret desiderio. (…) cum lacrymis semper in oratione deposcebat, vt quod ei Dominus in vmbra fuerat dignatus ostendere, in veritate compleret », Vita s. Austrebertae, BHL 832, § 6, éd. J. Bolland, AASS, Feb. II, Anvers, 1658, pp. 419-423, cit. col. 420. La Vie date du VIIIe siècle.
[59] Supra et note 15 à propos de Jacob et de saint Irénée. Paul écrit aux Corinthiens : « Nous voyons à présent au moyen d’un miroir une vision indirecte : alors, ce sera face à face. Nous avons à présent une connaissance partielle : alors je connaîtrai de la même façon que je suis connu » (traduction d’après la Vulgate, « Videmus nunc per speculum in ænigmate : tunc autem facie ad faciem. Nunc cognosco ex parte : tunc autem cognoscam sicut et cognitus sum »).