La fenêtre dans l’hagiographie latine
(Ve-XIIe siècles)

- Marie-Céline Isaïa
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Fig. 2. Maître François, « Sainte Marguerite
en prison », v. 1465-1468

Fig. 3. Anonyme, « Saint Grégoire reçoit
l’inspiration du Saint Esprit », XIe s.

Fig. 4. Anonyme, « Saint Grégoire reçoit
l’inspiration du Saint Esprit », XIIIe s.

Voir et croire : la fenêtre et le témoin

 

Le saint dans sa retraite attire la curiosité ; qu’il reste longtemps reclus éveille la suspicion – que se passe-t-il dans la cellule dont la porte est fermée [24] ? La fenêtre permet avant tout qu’un témoin sache ce qui se passe quand le saint est seul : elle est l’indispensable accessoire qui rend le texte hagiographique possible. Grâce à elle, un témoin oculaire peut garantir les faits. Ce ressort de vraisemblance est essentiel à la Passion tardo-antique de sainte Marine : Marine a été jetée en prison quand un dragon surgit, emplit la cellule et l’éclaire au feu lumineux qui sort de sa gueule. On aurait peut-être du mal à accorder foi à une telle histoire si un témoin n’avait été présent à la fenêtre. « Or il y avait Théotime qui la nourrissait de pain et d’eau et restait sans arrêt au dehors par une fenêtre dissimulée [sic] : et voici qu’après sa prière [celle de Marine], un dragon rouge sortit d’un coin de sa prison » [25]. La valeur probatoire de la précision est évidente, ce qui explique qu’elle revienne dans la conclusion. L’hagiographe se nomme et explique ce qu’il a fait de Marine après qu’elle a été décapitée : « Moi, Théotime, serviteur inutile du Christ, j’ai recueilli son corps et l’ai déposé dans le lieu le plus adapté et commode. C’est encore moi qui étais là pour la servir dans sa prison. C’est moi qui regardais par la fenêtre ; je recueillais tout le combat que j’ai consigné avec grande adresse et transmis partout selon la vérité à tous les chrétiens » [26]. L’épisode connaît des variantes nombreuses et a même été reproduit, tantôt à propos de sainte Marine, tantôt à propos de sainte Marguerite ; mais la fenêtre sert invariablement à expliquer d’où viennent les informations que les Passions rapportent. A propos de Marguerite : « Or Contimus était dans la prison et la nourrice [de Marguerite] aussi ; ils lui apportaient du pain et de l’eau : ils observaient par la fenêtre et notaient par écrit sa prière, et consignaient tout ce qui se produisait dans la crainte de Dieu ; et voici que de l’angle de la prison sortit un horrible dragon » [27]. Les représentations médiévales de la scène soulignent volontiers le contraste de la vierge et du monstre, mais un enlumineur du XVe siècle en a mieux rendu l’esprit (fig. 2) : la sainte en prière vient d’échapper au dragon qui l’avait avalée ; le spectateur la regarde à travers un cadre fermé de barreaux, car la peinture n’est pas entourée du cadre habituel des vignettes, mais paraît à travers la fenêtre de la prison. L’ouverture qui a permis à Théotime/Contimus d’apercevoir le triomphe de Marguerite sert désormais au lecteur du Livre d’Heures qui veut contempler la sainte [28].

Dans les dossiers de Marine/Marguerite, le dispositif visuel est indissociable du procédé narratif de la pseudépigraphie, mais il peut servir de processus de validation identique dans des constructions plus simples. Dans une réécriture de la Vie de Grégoire le Grand, un proche serviteur du pape perce un trou dans le rideau derrière lequel le saint s’abrite pour composer son commentaire au livre d’Ezéchiel. Le secrétaire indiscret peut constater que Grégoire reçoit la dictée de la colombe du Saint Esprit (figs 3 et 4 [29]). « Le secrétaire conserva le silence jusqu’à la mort du pape, mais dévoila exactement après son décès le détail de ce qu’il avait vu, contraint par la jalousie de certains qui calomniaient le bienheureux en disant qu’il avait exprimé des choses si nombreuses et si belles sur les mystères des secrets célestes parce qu’il était enflé de présomption » [30]. L’hagiographe du IXe siècle s’est en quelque sorte doté d’un double anonyme, témoin de moralité capable de contredire les détracteurs du pape au VIIe siècle, et témoin tout court dont il vante la qualité : « Nous avons appris le fait parce qu’il nous a été raconté après la mort du pape avec exactitude par un homme fiable et pieux, que notre très saint père conservait tout près de lui en raison de sa piété et de son utilité » [31]. Il n’y a pas de fenêtre ici, mais l’essentiel est sauf : le subterfuge du rideau percé par un stylet permet de sauvegarder l’humilité du pape, qui aurait voulu rester caché [32], tout en citant un témoin oculaire : dans l’hagiographie latine comme ailleurs, le témoin le plus sûr est en effet celui qui peut affirmer qu’il a assisté à la scène.

Le dispositif du rideau qu’on perce est adapté pour un personnage public comme le pape. La fenêtre s’impose par souci de vraisemblance pour un reclus, dispositif d’authentification d’autant plus crédible qu’il renvoie à une réalité matérielle connue des auditeurs : il existe bel et bien des reclus qui se soustraient à la vue d’autrui et ne communiquent avec le monde extérieur qu’avec réticence [33]. Par ascèse, saint Lupicin de Condat couvre même au Ve siècle sa modeste fenêtre d’un rideau pour être sûr qu’on ne le voie pas :

 

[...] il découvrit des murs anciens et s’y enferma, se dissimulant aux regards de tous les hommes ; par un petit fenestron, il recevait un peu de pain et d’eau qu’il faisait durer jusqu’à trois jours, bien qu’ils aient été très peu abondants. L’eau était versée par un minuscule tuyau ; quant au fenestron, il était recouvert d’un voile, si bien que des deux côtés, l’accès était si bien défendu que personne ne pouvait poser les yeux sur son visage bienheureux [34].

 

Il appartient au saint, par un effet de sa charité [35], de se rendre exceptionnellement accessible aux regards – le même Lupicin, sentant sa mort venir, ouvre largement sa cellule et permet aux fidèles d’y prélever des reliques [36]. Durant sa vie, et selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est la présence même de cette fenêtre qui ne permet pas la vue, de cette fenêtre occultée, qui est le signe de la sainteté de sa vie. Sans qu’ils puissent le constater de visu, les fidèles qui se pressent autour de la cellule de Lupicin savent que le saint vit déjà dans l’intimité des élus grâce à des indices mystérieux [37]. La fenêtre permet en somme de dépasser l’aporie de cette époque qui veut des signes mais pas d’images, des preuves mais pas (trop) sensibles, des saints qui se cachent mais dont on peut voir les charismes à l’œuvre. Toutes ces exigences contradictoires sont résolues par un hagiographe du VIIIe siècle, dans la Vie qu’il consacre à un saint prêtre nommé Hostianus, qui vivait au diocèse de Viviers au début du VIe siècle :

 

Voici bien ce qu’il ne faudrait pas passer sous silence : au saint jour de Pâques, [Hostianus] offrait au Dieu tout-puissant le sacrifice selon le rite quand un prêtre appelé Maxime, qui était venu pour le voir, jeta un œil à l’intérieur [de la cellule d’Hostianus] par la fenêtre : il vit l’ange de Dieu debout sur l’autel ; ce même ange de Dieu bénissait l’hostie au moment où le bienheureux Hostianus la bénissait lui-même. Maxime au comble de l’étonnement et de la stupeur, raconta par la suite l’événement à bien des personnes [38].

 

Le visiteur surgi à l’improviste voit par la fenêtre ce qui est par nature invisible aux yeux, soit l’action de Dieu médiatisée par un ange au moment de la consécration eucharistique.

 

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[24] Dans la première Vie de sainte Geneviève, BHL 3335, des années 520, Germain d’Auxerre doit montrer aux Parisiens médisants l’intérieur de la cellule de la sainte pour les convaincre de sa vie édifiante (Vie de sainte Geneviève, cap. 11, éd. et trad. M.-C. Isaïa, Fl. Bret, Paris, « Sources chrétiennes 610 », 2020, pp. 174-175) ; une curieuse voudrait bien savoir ce que fait Geneviève recluse pendant le Carême. Elle est punie par un aveuglement temporaire (Ibid., cap. 34, pp. 204-205).
[25] Le français traduit au plus près le latin assez heurté : « Theotimus autem erat enutriens eam in pane et aqua et permanebat deforis per fenestram occultam, et post orationem ejus ecce de angulo carceris exivit draco magnus rufus », Passio s. Marinae, BHL 5303, Reims, BM 1395, fol. 79-89, cité d’après l’édition de C. Renedo Mirambell, Etude et édition critique de Reims, BM 1395 : les enjeux d’un recueil hagiographique carolingien, thèse dirigée par F. Ploton-Nicollet et C. Veyrard-Cosme, soutenue devant l’Université PSL en 2021, vol. 2, p. 613.
[26] « Ego vero inutilis servus Christi Theotimus collegi corpus ejus et deposui in optimo et oportuno loco. Ego enim eram qui et ministrabam ei in carcere. Ego considerabam per fenestram et excipiebam omne certamen quod multa astutia scripsi et transmisi omnibus ubique christianis omnia in veritate », Ibid. p. 618.
[27] « Contimus autem erat in carcere et nutrix eius ; ministrantes ei panem et aquam, et aspiciebant per fenestram, et ecce subito de angulo carceris exiuit draco horribilis », Passio s. Margaritae, éd. B. Mombritius, Sanctuarium seu Vitae sanctorum, repr. A. Brunet, Paris, 1909, t. II, pp. 190-196, cit. p. 192.
[28] Maître François, « Sainte Marguerite en prison », Horae ad usum Romanum, vers 1465-1468, Lyon, Bibliothèque Municipale, 5154, fol. 128r°.
[29] Paris, BnF, latin 817, fol. 35r° et Paris, BnF, français 13496, fol. 239r°.
[30] « Quod ipse interim secretum custodiens, post defunctionem ipsius sanctissimi Sacerdotis compulsus quorumdam inuidia, qui obtrectabant virum beatissimum præsumptionis tumore tanta ac talia de cælestium arcanorum mysteriis fuisse locutum ; hæc ita se per omnia vidisse, fideliter reuelauit », Vita interpolata, BHL 3640, § 26, éd. J. Bolland et G. Henskens, AASS, Mart. II, Anvers, 1668, pp. 130-137, cit. col. 136C-D.
[31] « A fideli & religioso viro, ac huic nostro Patri sanctissimo pro suæ religionis & vtilitatis merito valde familiarissimo, fideliter post obitum eius nobis narratum didicimus », Vita interpolata, BHL 3640, § 26, éd. cit., col. 136C.
[32] « Le très saint pontife finit par comprendre [qu’il y avait un témoin] parce que l’Esprit le lui révéla : le bienheureux Grégoire en fut extrêmement affligé, il interdit de par l’autorité apostolique à celui qui avait connaissance du miracle que Dieu accomplissait à son égard de le dévoiler à quiconque sa vie durant » (« Quod tandem eodem spiritu reuelante, beatus Gregorius Pontifex sanctissimus cognouit ; & vehementissime tristis effectus, interminatus est auctoritate Apostolica miraculi diuini in se perpetrati conscium, ne in vita sua id alicui quoquo modo patefaceret », Ibid.).
[33] Ce qui est vrai des reclus volontaires l’est en fait plus largement des communautés féminines associées à des communautés masculines décrites dans le monde anglo-saxon : l’abbesse Leoba ne communique avec l’extérieur que par une fenêtre qu’elle fait ouvrir avec discernement. Voir Raoul de Fulda, Vita Leobae abbatissae Biscofesheimensis, BHL 4845, cap. 2, éd. G. Waitz, MGH, SS 15-1, Hannover, 1887, pp. 121-131, cit. p. 123. La Vie date de 836.
[34] « [...] parietes antiquos repperit, ibique reclusus, ab omnium se hominum aspectibus inhibebat, ac per modicam fenestellam parumper panis vel aquae accipiens, quod ei aliquotiens, cum esset valde exiguum, usque ad diem tertium perdurabat. Aqua enim per canalem parvulum inferebatur, fenestella vero velo operiebatur ; utriusque tamen rei aditus ita obtectus erat, ut nullus beatos eius vultus possit advertere »,Grégoire de Tours, Liber vitae patrum, 13 : Vita s. Lupicini abbatis Iurensis, BHL 5074, éd. B. Krusch, MGH, SRM I-2, Hannover, 1885, p. 265. Ce genre de vie impose l’existence d’un serviteur qui ne quitte pas le saint, et qui apparaît ici § 2, p. 266.
[35] Comparer à l’attitude de Jean de Réôme, qui refuse de poser les yeux sur sa mère mais se laisse entr’apercevoir par elle pour que sa foi ne soit pas déçue : attribuée à Jonas de Bobbio, Vita s. Ioannis abbatis Reomiensis, BHL 4424, cap. 6, éd. B. Krusch, MGH, SRM III, Hannover, 1896, pp. 505-517, à la p. 509. Cette rédaction de la Vie est datée de 639.
[36] « Ce n’est plus le temps de se cacher : le temps est venu de se manifester ! » (« Praterito tempore oculendi, manifestandi tempus advenit », Grégoire de Tours, Liber vitae patrum, 13, éd. cit. § 2, p. 266). Un fait voisin est attesté à propos d’Hospice, reclus de Nice, qui vit dans une tour où il s’est fait enchaîner : il annonce sa mort trois jours avant qu’elle ne survienne et demande qu’on brise le mur de sa cellule pour que l’évêque puisse lui donner une sépulture. Voir Grégoire de Tours, Decem libri historiae, VI, 6, éd. B. Krusch et W. Levison, MGH, SRM I, Hannover, 1951, p. 275-276.
[37] « Quand des fidèles s’approchaient en secret de sa cellule la nuit, c’est la voix d’hommes nombreux qu’ils entendaient psalmodier [à l’intérieur avec Lupicin qui vit seul] » (« Sed et plerumque fidelibus viris nocte ad cellulam clam adpropinquantibus quasi vox multi psallentii resonabat », Grégoire de Tours, Liber vitae patrum, 13, éd. cit. p. 266).
[38] « Sed et illud omnino pretereundum non est quod sancto die Paschae, dum ex more sacrificium Deo omnipotenti offerret, quidam sacerdos, Maximus nomine, qui ad eum visendi gratia venerat, per fenestram intrinsecus aspiciens, vidit angelum Dei super altare stantem et ipso beato Hostiano hostiam benedicente eundem angelum Dei pariter benedicere ; quod isdem Maximus postea multis cum stupore et amiratione nimia retulit », Vita b. Ostiani Vivariensis, BHL 3989, éd. Analecta Bollandiana, 2, 1883, pp. 355-358, cit. p. 358.