L’expérience personnelle et de  photojournaliste de Bonatti est également nourrie d’une réflexion qu’il fait à  propos du charme et du pouvoir de la narration. Parlant des lectures qu’il  avait faites étant enfant (Melville, London, Hemingway, Doyle, Defoe, Curwood),  le « roi des Alpes », comme on le surnommait, écrivait en effet :
    
   Je suis devenu montagnard sur  les bords du Pô, dans la plaine la plus plate d’Italie. Enfant, pendant les  années où je lisais Salgari, pour moi les déserts étaient le sable de la  rivière, son eau, les océans. Les buissons le long du courant du Pô étaient la  jungle. J’ai escaladé les saules pour voir ce que cachaient les ondulations  violettes que je voyais à l’horizon, les Préalpes. La curiosité, l’imagination  s’étaient mises en branle [4].
    
   Et encore : « Nous tous, à un certain âge, rêvons de ce que nous lisons » [5]. Dans ce cas, Bonatti nous invite à rêver grâce  aussi à l’impact de ses images photographiques, toujours spectaculaires et  publiées en grand format. Il connaissait bien l’importance de la photographie,  tout comme il savait que les mots peuvent créer des images mentales puissantes,  et il comprit vite le potentiel de l’union des deux langages :
    
   La plume de Jack London avait accompli une  reproduction parfaite de ces paysages. À l’époque, évidemment, les explorateurs  ne pouvaient pas utiliser un appareil photo, donc ils devaient remplacer l’image  visuelle par les mots. London a réellement photographié avec sa plume ses  aventures. J’ai eu le privilège de pouvoir disposer d’une dimension  supplémentaire pour chacune de mes émotions : l’arrêter avec l’appareil  photo me permettait de la revivre dans le temps et même de la porter à qui  ensuite aurait regardé mes photos [6].
    
   Bonatti ne photographiait pas au hasard. Ce qui  rend uniques ses photographies, c’était le fait que celui qui les a prises en  était en même temps le sujet (fig. 11). L’intuition géniale de la direction de Epoca fut de publier des images où le journaliste est protagoniste, plongé dans les  milieux qu’il traversait ; un choix du reste parfaitement cohérent avec  l’esprit avec lequel Bonatti affronta aussi cette aventure et qui devint sa  méthode de travail. En effet, ses reportages ne sont pas de simples documentaires  photographiques, mais des histoires dans lesquelles sa présence est tangible  dans les images comme dans le texte, qui prend part, qui est passionné ; il n’est pas un observateur détaché, mais participe pleinement à l’expérience,  impliquant le lecteur et l’emmenant avec lui dans les fjords patagoniques, sur  les lacs gelés de l’Alaska, parmi les volcans d’Indonésie. Il efface les  distances, exactement comme quand il rapproche les populations locales et les  animaux, même les plus dangereux.
   Il ne décrit pas une nature intéressante à  découvrir, mais une nature qui doit être vécue ; il se montre en action  pour remarquer une participation inconditionnelle ; il est à la fois moyen  et message lui-même. Il nous dit en substance que, pour comprendre, il faut  vivre et partager : si nous visitons un zoo, nous n’entrons pas en  relation avec l’animal ; si nous visitons un village nous n’entrons pas en  relation avec celui qui l’habite. Alors dans ses reportages, il ne décrit pas  les lieux comme un cartographe ou un documentariste, mais il les vit et les  raconte pour les faire vivre aussi à son lecteur.
    
   Dans mes voyages et mes expériences, je n’ai jamais  cherché la lutte contre quelque chose ou quelqu’un, homme ou animal redoutable,  mais plutôt un point de rencontre avec le monde sauvage pour mieux le  connaître, l’assimiler et le transmettre ensuite à d’autres avec des mots et  des images. C’est ce que j’ai voulu faire avec ma conception du journalisme en  faisant comprendre au lecteur que derrière le carnet de notes, derrière  l’appareil photo, il y avait moi, un petit homme curieux avec ses émotions [7].
    
   Au milieu des années 1970, les exigences du public  italien changent : les jeunes veulent des publications réservées à eux et  ne feuillettent plus les revues « pour toute la famille » portées à  la maison par leurs parents. La formule magique de Epoca semble ne plus  fonctionner ; Bonatti quittera la revue en 1979 en continuant à raconter  son expérience d’alpiniste et d’explorateur dans des conférences, des  interviews, des livres, des bandes dessinées. Mais c’est à ce moment-là que  Fabbri commence la publication de la collection Natura, qui reprend  comme on a dit les mêmes objectifs, justement dans des livres consacrés à la  jeunesse.
   Pour conclure, la formation de l’imaginaire d’un  jeune lecteur par l’image et la musique et une approche plus narrative qu’informatrice  amènent – comme l’écrivait Bonatti à son propre sujet  – à lever les yeux, à être curieux, à vouloir savoir et à partir, dès que  possible, pour vraiment mettre le pied dans ces paysages découverts d’abord en  photos. L’image photographique, souvent point central du projet  éditorial, est attirante. Elle devient alors la base  sur laquelle d’une part repose la construction de l’imaginaire et de l’autre  elle donne l’essor à la curiosité ; elle pousse à approfondir le sujet  grâce au texte qui l’accompagne ou à l’aide d’autres livres à rechercher en  librairie ou en bibliothèque ; elle ouvre des horizons nouveaux.
    
    
    
 
      [4] Carlo Grande, « Dialogo tra Bonatti e Messner, gli Ulisse  della montagna », La Stampa, 14  septembre 2011 (en  ligne. Consulté le 25 juillet 2022).
[5] Walter Bonatti, Scalare il mondo, Milan, Solferino, «  Tracce », 2019, p. 143.
[6] Walter Bonatti, Una vita  così, Milan, Dalai, 2011, p. 214.
[7] Walter Bonatti, In terre lontane, Milan, Bur,  2017, p. 12.