Idéologie et exotisme – Anna Riwkin

et Children of the World
- Elina Druker
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Fig. 5. A. Riwkin, Autoportrait avec Lilibet, s.d.

Cette même fascination est également exprimée dans le choix du motif et du milieu dans Lilibet, circus child (1960), un livre qui s’éloigne du concept général de série. Alors que les autres livres représentent des enfants de différents endroits du monde, l’histoire de Lilibet présente la fille d’une famille qui travaille dans un cirque. A l’instar de ce qui est fait dans les autres livres des séries, Lilibet, circus child décrit la vie quotidienne du personnage principal. Le cadre extraordinaire dans cette histoire permet au photographe d’utiliser une expression artistique plus variée. Les photographies de Riwkin comprennent à la fois des compositions dramatiques caractéristiques de la scène, et des gros plans du visage expressif du personnage principal. Les images permettent au lecteur d’observer de plus près l’environnement extraordinaire et les animaux, les wagons et les véhicules du cirque, ainsi que l’installation du chapiteau et des artistes qui s’exercent pour leurs représentations. Dans les scènes du chapiteau, Riwkin-Brick cadre les personnages en utilisant une lumière diffuse et des ombres intenses, créant des contrastes entre la lumière et l’obscurité. L’histoire se focalise sur la vie quotidienne de Lilibet et son rêve de devenir cavalière de cirque ; son mode de vie nomade est décrit de façon très positive. Un détail mérite d’être mentionné : alors que dans l’édition américaine de 1961, Lilibet déclare : « Je dois vivre à différents endroits tout le temps », le verbe utilisé dans le texte original de Lindgren est en réalité « J’ai l’opportunité de vivre à différents endroits tout le temps », une description bien plus positive de leur mode de vie.

 

I live in a caravan with Mummy and Daddy. Daddy looks after the horses in the circus.
All we circus people live in caravans, and we go from place to place. So I have to live at different places all the time. I think it’s great fun.
[...]
It’s always fun, getting to a new place. All the people stand staring at us and at all our horses and elephants and tigers and lions and camels and monkeys and other animals.

Je vis dans une caravane avec Maman et Papa. Papa s’occupe des chevaux du cirque.
Nous, les gens du cirque, vivons tous dans des caravanes, et nous nous déplaçons d’un endroit à un autre. Je dois donc vivre à différents endroits tout le temps. Je trouve que c’est très amusant.
[...]
C’est toujours amusant d’arriver à un nouvel endroit. Tout le monde est là en train de nous regarder, et de regarder tous nos chevaux, éléphants, tigres, lions, chameaux, singes et autres animaux.

 

L’intérêt pour l’exotisme s’exprime également dans la conception graphique et le choix des couleurs sur les couvertures du livre. Une décoration florale japonaise est utilisée sur la couverture de Noriko-San, Girl of Japan, alors que des modèles tribaux ou indigènes sont appliqués à Sia lives on Kilimanjaro et Elle-Kari, exprimant un intérêt pour ce qui est « exotique » et original. Ainsi, l’intérêt pour l’art extra-européen s’exprimé à côté des ambitions documentaires [16]. Les images photographiques ne sont pas seulement utilisées comme « documents », mais comme des déclarations artistiques et idéologiques sciemment construites. En fait, je pense que l’utilisation des couleurs et des décorations sur les couvertures des séries de livres ajoutent une qualité métaphorique à l’image du texte. Susan Sontag affirme que « each photograph is only a fragment, its moral and emotional weight depends on where it is inserted » [17]. Selon elle, le message d’une photographie varie en fonction du contexte dans lequel elle est placée. La combinaison de l’ambition documentaire et de la fascination pour l’exotique, bien que ce soient deux tendances apparemment contradictoires et inconsistantes, définissent une approche esthétique et idéologique dans les livres Children of the World clairement réussie.

Dans ce cas, quel est le lien entre les séries de livres et les différentes traditions dans les livres illustrés ? D’un point de vue historique, les photographies ont été utilisées dans les livres abordant des concepts pour les jeunes, dans les catalogues, mais aussi dans les récits concernant des événements historiques, des animaux domestiques, la vie sauvage exotique et les voyages vers des pays lointains [18]. Déjà aux débuts des albums illustrés par la photographie, l’utilisation de la photographie voulait signifier quelque chose d’autre que les albums illustrés. Ce qui est significatif, c’est que le statut épistémologique de l’image photographique soutient l’idée que les photographies apportent des savoirs que les illustrations ne peuvent pas offrir. Susan Sontag attire l’attention sur le fait que les photographies, comme les tableaux et les proses narratives, interprètent, malgré tout, la réalité qu’elles cherchent à représenter :

 

In deciding how a picture should look, in preferring one exposure to another, photographers are always imposing standards on their subjects. Although there is a sense in which the camera does indeed capture reality, not just interpret it, photographs are as much an interpretation of the world as paintings and drawings are. Those occasions when the taking of photographs is relatively undiscriminating, promiscuous, or self-effacing do not lessen the didacticism of the whole enterprise [19]

 

Comme je l’ai déjà suggéré, le choix esthétique dans les livres photographiques d’Anna Riwkin peut être perçu comme faisant partie du changement dans la littérature d’enfance et de jeunesse européenne d’après-guerre, le dénominateur commun étant la recherche d’un nouveau langage et de nouvelles images. Les théories pédagogiques novatrices étaient l’une des conditions préalables au changement opéré dans l’esthétique des albums illustrés, mais puisque les illustrations de ces albums appartiennent également à une tradition des arts visuels, la rupture avec le passé impliquait une renégociation de la façon dont les images étaient construites, utilisées et comprises. Du côté des thèmes, plusieurs albums illustrés de cette époque montrent un optimisme et une confiance dans les nouvelles technologies, à travers une affirmation générale de la vitesse et du mouvement, des moyens de transport modernes, et des innovations technologiques. Un intérêt similaire s’exprime également dans l’utilisation de l’appareil photo comme moyen. Le choix des images photographiques a pour conséquence le recours à de nouveaux codes artistiques dans l’album illustré (fig. 5).

C’est pourquoi les livres illustrés par la photographie d’Anna Riwkin peuvent être perçus comme faisant partie d’une plus large tendance de la société européenne d’après-guerre, dans laquelle les enfants jouent un rôle fondamental. Les enfants sont devenus une métaphore du progrès et du développement – les représentants d’un avenir meilleur, et ils ont ainsi acquis une place idéologique et symbolique importante dans la société. Le souhait d’explorer l’esthétique des albums illustrés, pour rechercher la mise en images et les expressions en vue d’appréhender la nouvelle ère, a élargi le périmètre du style de l’album illustré. Le livre illustré par la photographie est devenu un moyen moderne, pédagogique et idéologique, où le choix de la technique était essentiel. Cependant, pour Anna Riwkin, engagée personnellement dans le débat politique de l’époque en Suède, et – en particulier après la Seconde Guerre mondiale – avec une force motrice idéologique et politique puissante [20], les livres illustrés par la photographie lui offrent un autre moyen de communication artistique et idéologique. Dans ces livres pour enfants, ses photos oscillent entre le photojournalisme, des images soigneusement mises en scène et des ambitions documentaires. Elles expriment cette idée que les photographies peuvent apprendre à leurs spectateurs quelque chose d’important, pour ouvrir une fenêtre sur la réalité.

 

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[16] Elina Druker, Modernismens bilder: den moderna bilderboken i Norden, Stockholm, Makadam, 2008, pp. 28-29.
[17] Susan Sontag, On Photography, Op. cit., p. 105.
[18] Elina Druker, Modernismens bilder, Op. cit., pp. 117-151.
[19] Susan Sontag, On Photography, Op. cit., pp. 6-7.
[20] Eva Dahlman, Lena Johannesson, Gunilla Knape, Women photographers: European experience, Op. cit., p. 56.