Idéologie et exotisme – Anna Riwkin

et Children of the World
- Elina Druker
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Fig. 3. A. Lindgren et A. Riwkin-Brick,
לילבס ילדת-הקרקס, 1961

Fig. 4. A. Lindgren et A. Riwkin-Brick,
לילבס ילדת-הקרקס, 1961

C’est pourquoi, l’approche et l’esthétique utilisées dans ces albums illustrés peuvent être considérées comme une partie d’un contexte visuel et idéologique plus large, et elles sont en rapport avec l’utilisation de la photographie, soulevant plusieurs questions cruciales sur le medium choisi. Ici l’utilisation de la photographie est basée sur l’idée que le lecteur est confronté, à travers les images photographiques, à quelque chose d’authentique et de réel. Cette vision a longtemps été un sujet de débat, mais elle est de toute façon un principe fondamental non seulement pour ces albums illustrés spécifiques, mais pour le support en général. Dès 1925, l’artiste hongrois László Moholy-Nagy a décrit l’image photographique ainsi : « The unambiguousness of the real, the truth in the everyday situation is there for all classes. The hygiene of the optical, the health of the visible is slowly filtering through » [12]. Les mots de Moholy-Nagy expriment comment les aspects iconiques et indiciaires de la photographie sont, dans un premier temps, pensés comme une partie d’un processus automatique – un processus iconique naturel. En outre, la pensée que les images photographiques sont « optically true » et par conséquent objectives, ainsi que les expressions telles que « hygiene of the optical » et « health of the visible », montre une forte croyance dans la capacité de la photographie à exprimer quelque chose de réel de manière précise.

L’idée que les photographies sont des représentations neutres – et donc différentes des illustrations – est bien sûr problématique, mais le mot « objectif » est intéressant, même dans le contexte de la littérature d’enfance et de jeunesse. Comme le montrent Bettina Kümmerling-Meibauer et Jörg Meibauer dans l’analyse de l’album illustré par la photographie avant-gardiste de Mary Steichen Martin et Edward Steichen, The First Picture Book, Everyday Things for Babies (1930), plusieurs stratégies esthétiques ont été appliquées dans la création de ses images, y compris la lumière, le cadrage et l’utilisation d’une variété de compositions. Ils font référence à l’influence du Nouveau Réalisme dans la photographie ou de la Nouvelle Objectivité [13], un mouvement né en Allemagne dans les années 1920, présentant le photographe comme un observateur impartial. Même dans les albums illustrés d’Astrid Lindgren et d’Anna Riwkin, l’idée de la capacité de l’appareil photo à observer ou refléter la réalité est fondamentale dans la tentative de décrire la vie quotidienne des enfants et de leurs familles.

Comment envisager dans ce cas la relation entre les mots et les images dans ces récits ? Julia Hirsch indique que les récits photographiques sur les vies des enfants avec des ambitions documentaires utilisent souvent le texte pour accentuer le pathos des images [14]. Elle affirme, prenant les livres de Riwkin-Brick comme exemple, que les photographies documentaires ont ainsi été « framed by emotionally charged texts without compromising their informational value » [15]. Cependant, j’aimerais avancer que la caractéristique la plus frappante dans les textes d’Astrid Lindgren n’est pas tellement l’accentuation émotionnelle, mais le fait que les histoires sont, pour la majorité d’entre elles, racontées du point de vue d’un enfant.

Mais comment, dans ce cas, les expériences « quotidiennes » des enfants sont-elles exprimées dans ces livres ? Bien que les qualités documentaires et les ambitions journalistiques soient fondamentales ici, les livres ont tendance à représenter les enfants et leur environnement – que nous soyons devant la campagne suédoise ou un village africain sur les pentes du Mont Kilimandjaro – de façon idéalisés et légèrement « exotiques ». Malgré des objectifs réalistes et documentaires, les enfants et leurs cultures sont romancés de différentes façons. Les enfants sont plus fréquemment représentés dans des sociétés agricoles plutôt que dans des environnements urbains, ce qui signifie que ce sont des paysages extérieurs, des forêts et des jardins idylliques qui se présentent au lecteur, au lieu d’environnements urbains.

De surcroît, les enfants dans ces livres sont souvent montrés habillés en costumes traditionnels ou provinciaux. Cette caractéristique est particulièrement frappante dans My Swedish Cousins (1959). Dans la première scène, le personnage principal Björn, est représenté debout sur le palier de sa maison dans la province de Dalarna, la Dalécarlie. Il porte un costume national avec une chemise blanche, un gilet et une culotte avec des jarretelles à glands.

 

Here is Björn. He lives at Fräsgården in Dalarna. Dalarna is in Sweden./
Björn’s grandmother lives in Fräsgården, too. She is the nicest grandmother in the world.
Every day Björn and his grandmother go down to the letter box at the side of the road.
Björn is looking forward to letters from his cousins. He has six cousins in different parts of Sweden.

Voici Björn. Il habite à Fräsgården à Dalarna. Dalarna se trouve en Suède./
La grand-mère de Björn habite aussi à Fräsgården. Elle est la grand-mère la plus gentille du monde. Tous les jours, Björn et sa grand-mère descendent vers la boîte à lettres sur le bord de la route. Björn attend des lettres de ses cousins. Il a six cousins dans différentes régions de Suède.

 

Dans le livre, les lettres des cousins sont utilisées pour raconter de courtes histoires sur les enfants dans différentes régions de Suède, représentant aussi bien des environnements agricoles qu’urbains. Elles opère un contraste clair avec l’histoire cadrée construite autour de Björn et de sa grand-mère. Alors que les autres enfants sont représentés en habits contemporains de tous les jours, sur leur chemin pour aller à l’école, échangeant ou jouant avec leurs animaux domestiques, Björn et sa grand-mère sont constamment représentés en habits traditionnels à la campagne. C’est une représentation étrangement idyllique où le temps semble s’être arrêté. L’histoire s’achève lorsque les cousins sont réunis à la maison de la grand-mère pour célébrer Midsommar, la nuit de la Saint-Jean. Ils cueillent des fleurs, se promènent le long de la route dans des charrettes remplies de foins, grimpent aux arbres et dansent ensemble : « Tout le monde ne fait que danser et danser de joie parce que l’été est là ». De nouveau, la nature et le cadre champêtre sont décrits comme un endroit idyllique et presque exotique (figs. 3 et 4).

 

 

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[12] László Moholy-Nagy cité par Susan Sontag dans On Photography, Op. cit., p. 196 et p. 203.
[13] Bettina Kümmerling-Meibauer, Jörg Meibauer, « First pictures, early concepts: early concept books », dans The Lion and the unicorn, vol. 3. 2005, p. 327.
[14] Julia Hirsch, « Photography in Children’s Books. A Generic Approach », dans The Lion and the Unicorn, vol. 7/8. 1983-1984, p. 142.
[15]  Ibid.